Entre défaites et con-quêtes sur le terrain linguistique, les francophones de partout au Canada se demandent avec inquiétude depuis des générations de quel côté penche la balance de la survie du français. Un défi est-il surmonté qu’un autre semble immanquablement s’imposer; le manque de bénévoles et de financement menacent fréquemment les meilleures initiatives; là où l’on constate une augmentation du nombre de francophones, cette bonne nouvelle se fait souvent tempérer par le fait que leur pourcentage dans la population diminue; etc. Au-delà de l’optimisme convenu caractérisant le discours officiel et la crainte, voire la déception, avec laquelle bon nombre d’intervenants appréhendent l’avenir, quelle est la réalité?
Le cœur de la problématique réside dans un concept nommé « transfert linguistique », c’est-à-dire la tendance, pour un individu, à parler à la maison une autre langue que sa langue maternelle. C’est généralement cette variable que linguistes et démographes utilisent pour tenter de connaître l’avenir d’une langue, puisque l’idiome parlé à la maison sera probablement celui adopté par les enfants, indépendamment de la langue maternelle de ses parents. Davantage qu’une abstraction statistique, le transfert linguistique laisse aussi entrevoir plusieurs facettes du vécu d’une minorité : ses mœurs, la fréquence des unions entre conjoints de langues différentes, l’isolement de ses membres au sein de la majorité, etc.
Il appert hélas que le taux de transfert linguistique des francophones vers l’anglais est, si l’on en croit Statistique Canada, en hausse continuelle depuis 1971. Tout n’est cependant pas blanc ou noir : l’emploi fréquent de l’anglais à la maison n’exclut pas que les francophones puissent y parler français de temps à autre. Ainsi, en 2011, 19,9 % des Franco-Ontariens parlant le plus souvent une autre langue que le français à la maison continuaient tout de même, au domicile familial, à parler leur langue « régulièrement », pour reprendre la terminologie de Statistique Canada. Néanmoins, en ce qui concerne cet indicateur fort qu’est la langue la plus souvent parlée à la maison, la tendance lourde qui se manifeste depuis des années laisse songeur. En effet, pour ceux qui ont le français comme langue maternelle, 68,1 % le parlaient le plus souvent à la maison en 1986, alors qu’en 2011, cette proportion était tombée à 53,8 %.
La grande majorité des francophones vivent dans le nord et l’est de la province mais qu’en est-il de ceux du Sud? Dans les cinq années précédant le recensement de 2001, la population francophone a augmenté de 9,8 % dans la région du Centre (le Grand Toronto et le Niagara) et de 2,2 % dans le Sud-Ouest. Le Centre connaît une forte croissance de sa population de langue française : ainsi, 30 % des Franco-Ontariens y habitent mais, contrairement à d’autres régions où ils sont assez nombreux pour y être majoritaires dans plusieurs municipalités, ils n’y forment que 2,1 % de la population. Dans le Sud-Ouest, on retrouve 5,7 % des Franco-Ontariens qui n’y forment que 2,3 % de la population.
Ces données expliquent peut-être que ce sont dans ces deux régions que le phénomène du transfert linguistique joue le plus contre la transmission du français. C’est dans le Sud-Ouest que la situation est la plus alarmante : seuls 23,8 % des francophones y parlent leur langue le plus souvent à la maison. Dans le Centre, cette proportion monte à 34,6 %. À titre de comparaison, dans l’Est et le Nord-Est, cet indicateur s’élève à plus de 60 %.
Les francophones du Centre qui sont en couple le sont, dans 80,8 % des cas, avec un partenaire ayant une langue maternelle autre que le français, formant une union dite « exogame ». La proportion la plus forte s’observe dans le Sud-Ouest, avec 87,5 %. Il n’y a aucune région en Ontario où les couples francophones endogames (c’est-à-dire formés de deux partenaires de langue française) y sont en majorité parmi les Franco-Ontariens. Ceci y explique leur faible rétention linguistique intergénérationnelle. Ce concept réfère à la transmission d’une langue des parents aux enfants. Or, en Ontario, chez les couples exogames, le français se transmet aux enfants dans 40,8 % des cas lorsque la mère est de langue française et dans 19,6 % lorsque c’est le père qui est francophone. Ces données, troublantes à première vue, cachent cependant une réalité plus complexe : bon nombre de répondants au recensement sont assez âgés pour avoir passé leur enfance en une époque, pas si lointaine, où les écoles de langue française étaient rares et où la discrimination à l’endroit des francophones a incité certains d’entre eux à éduquer leurs enfants en anglais. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et l’on constate, depuis une trentaine d’années, une augmentation notable de la transmission du français au sein des familles exogames.
L’équilibre est évidemment des plus fragiles mais au moins, à force d’éducation, le français gagne des batailles sur certains fronts. « Éducation » est le mot, puisque c’est pour l’essentiel par l’entremise du réseau scolaire, épine dorsale de la francophonie ontarienne, que la langue française a pu se raffermir au cours des récentes décennies. Mais au-delà des institutions, des lois, règlements et services publiques, c’est bien plus l’amour d’une langue qui en assure l’existence.