Avec une vingtaine d’ouvrages à son actif (dont Chers voisins, ce que l’on ne connaît pas de vous consacré à l’Ontario où il a travaillé en tant qu’enseignant au Collège universitaire Glendon de Toronto), l’auteur prolifique et président actuel de la Bibliothèque et archives nationales du Québec, Jean-Louis Roy vient de publier, aux éditions Libre Expression, le roman Shanghai 2040.
Plus qu’un roman, ce travail est une véritable projection géopolitique de la Chine dans un futur pas si lointain que cela. Dans cette perspective, l’écrivain imagine un céleste empire mené par Wei Shu, une femme d’exception alliant tradition et modernité et maniant le verbe telle une arme redoutable capable de briser le plus puissant des hommes, rien que ça! Nous avons, bien entendu, lu le livre, analysé jusqu’à ses entre-lignes puis interrogé son créateur.
Soufiane Chakkouche (SC) : Tout d’abord, dans quel genre pourrait-on classer votre livre? Roman historique, fantastique, roman d’anticipation géopolitique ou fiction politique?
Jean-Louis Roy (JLR) : Il s’agit d’un roman qui lie deux histoires. Premièrement, celle d’une femme chinoise, Wei Shu, économiste, diplomate, politique qui gravit tous les échelons jusqu’à la présidence de la République populaire de Chine.
Enfance, études, famille, voyages, amour, bataille politique, culture, etc. Une vie moderne et exceptionnelle d’une femme belle, intelligente, ambitieuse et stratège. La Chine vue de l’intérieur comme vous ne l’avez jamais vue avec ses croyances, ses rites, ses fêtes et aussi ses drames dont notamment la fameuse révolution culturelle qui est décrite dans mon livre d’une manière crue.
Deuxièmement, celle d’une nation la plus peuplée du monde, pauvre parmi les pauvres et qui, en moins de 40 ans, accède au tout premier rang de la richesse et du développement.
Mon roman concerne cette fabuleuse montée en puissance de la Chine depuis Deng Xiaoping jusqu’au tout premier rang économique, scientifique, politique et diplomatique.
Cette montée en puissance est illustrée dans mon livre par la décision d’une majorité des pays membres des Nations unies de déménager le siège de cette organisation, de New York à Shanghai.
(SC) : L’histoire de votre roman se déroule au futur certes, toutefois, le personnage principal qui répond au nom de Wei Shu fait souvent référence, non sans une certaine nostalgie, au passé, notamment à la période actuelle. De ce pas, n’était-il pas plus simple d’écrire un roman au présent?
(JLR) : Cette histoire est très actuelle. Pour l’essentiel, elle se déroule entre 1980 et 2040. Wei Shu aurait 40 ans ou presque aujourd’hui. Le sujet de fond du roman est bien la compétition Chine/USA qui se déploie sous nos yeux. Elle est la grande affaire du XXIe siècle. La grande affaire aujourd’hui, ce n’est plus Washington vs Moscou, mais bien Washington vs Beijing. La joute va dominer nos vies aussi loin que l’on puisse voir dans l’avenir.
(SC) : À la lecture de Shanghai 2040, il est évident que la description des lieux, entre autres, y occupe une place prépondérante. Pourquoi un tel choix narratif?
(JLR) : Pour comprendre l’environnement dans lequel vivent les Chinois. Nous ne connaissons pas leurs lieux historiques, leurs régions, leurs références historiques et politiques, spirituelles et culturelles, géographiques et mythologiques. Il nous faut donc les apprendre et les comprendre. Voilà pourquoi ils sont présents dans mon livre. C’est quoi ce pays vieux de 4000 ans ? En écrivant ce roman, je voulais comprendre les paysages culturels, visibles et invisibles de ce pays fabuleux comme un Chinois les comprend.
(SC) : Votre héroïne occupe le poste de présidente de la République populaire de Chine. Pensez-vous qu’il serait possible que dans les années à venir, une femme puisse accéder à une telle fonction dans ce pays, en sachant que dans la chose de la parité hommes-femmes aujourd’hui, il y a encore beaucoup de chemin à faire dans l’Empire du Milieu?
(JLR) : Et pourquoi pas? Des femmes ont dirigé la Chine dans le passé. La dernière impératrice, l’impératrice Cixi, a régné de 1861 à 1908 soit 47 ans, et elle n’était pas la première. De plus, vous avez sans doute remarqué que c’est bien en Asie et non en Europe ou en Amérique que les femmes ont occupé le pouvoir. Tel fut et est le cas dans les pays asiatiques suivants : Philippines, Inde, Pakistan, Corée, Taiwan, Myanmar, Thaïlande, Siri Lanka, Bangladesh… Cette liste m’impressionne et elle n’a pas d’équivalent ailleurs dans le monde.
(SC) : Vous donnez dans ce livre, à travers vos personnages, une interprétation des événements historiques souvent bien différente de la version officielle occidentale enseignée dans les manuels d’histoire dans les écoles. Vous allez jusqu’à écrire qu’il faut « recréer la narration de l’histoire ». Croyez-vous que « L’histoire est écrite par les vainqueurs » et que plus que jamais, l’établissement d’une mémoire collective est nécessaire?
(JLR) : Petite correction, c’est Wei Shu, mon héroïne, qui dit ça et pas moi… mais je suis d’accord avec elle. C’est déjà commencé. Pensez aux mouvements qui animent présentement la communauté noire américaine ou les nations autochtones du Canada; pensez aux négociations en cours entre l’Allemagne, la Belgique, la France, les Pays-Bas et plusieurs pays africains pour que soient rendus à ces derniers, les centaines d’œuvres d’art qui leur ont été volées durant la période coloniale et après! Pensez aux pardons qui sont demandés et de plus en plus souvent obtenus comme le cas de la France au Rwanda ou encore de la France à l’Algérie…
Dans ce dernier cas, l’expression « crime contre l’humanité » utilisée par le président Macron pour qualifier la période coloniale est forte en symbole. Donc oui! Il faut recréer la narration de l’histoire.
(SC) : Wei Shu manie merveilleusement le verbe, bien qu’avec parcimonie, elle en fait même une arme redoutable contre ses adversaires politiques. Cela nous a fait penser au regretté Nelson Mandela pour ne citer que lui. Était-ce volontaire?
(JLR) : Je n’ai pas fait le lien que vous faites. Mais il est certain que Wei Shu, polyglotte et ayant une formidable culture nationale et internationale, manie superbement le verbe… je dirais plutôt comme Barak ou Michelle Obama!
(SC) : Pour rester dans l’économie intelligente des mots, vous écrivez à la page 35 : « On doit voir loin en arrière et en avant, avant d’engager son pays. » Peut-on dire, et loin de nous une quelconque idée minimaliste, que la morale de ce roman est contenue dans cette seule phrase?
(JLR) : Oui, d’une certaine manière! C’est bien parce que l’Occident et notamment les États-Unis n’ont pas vu loin devant eux qu’ils ont délocalisé les entreprises, les usines, les centres de recherche par centaines en Chine que cette dernière peut économiquement, politiquement et diplomatiquement les « challenger » aujourd’hui.
Ce « basculement de la richesse », selon l’expression de l’OCDE et ce transfert technologique « le plus important de l’histoire » selon la même organisation, constitue l’un des fonds de scène du roman.
Wei Shu est possible parce qu’il y a eu ces transferts nourris par la cupidité… la soif du grand marché chinois. Le roman raconte aussi cette folle aventure.
SOURCE – Soufiane Chakkouche
PHOTO – Jean-Louis Roy