Je l’ai aperçue pour la première fois au détour d’un chemin dans le Parc de la rivière Humber. Son pas de course écourté, son visage concentré, son regard posé à seulement quelques mètres devant elle et son petit sac à dos m’ont immédiatement fait une forte impression. Je sens que derrière cette apparence discrète se cache une volonté sans faille.
Je l’ai revue un peu plus tard le long du boulevard Lakeshore. Elle est encore seule, aucun autre coureur dans sa ligne de mire et pas une âme en vue derrière elle. Pour les nombreux Torontois venus se promener le long du lac en cette belle journée ensoleillée, elle n’est qu’un simple coureur qui accomplit son exercice dominical le long du lac, ou alors tout banalement le dossard numéro 892. Rares sont ceux qui se retournent et lui adresse des mots d’encouragement, auxquels King Ma répond invariablement d’un petit geste de la main. Elle continue à faire son petit bonhomme de chemin, un pas à la fois, égrenant un à un les derniers kilomètres des 42 que comprend le marathon de Toronto. Il y a maintenant près de 4 heures que le premier des 1600 autres coureurs est déjà passé. Au loin se profile le dôme blanc de la cinésphère de la Place de l’Ontario, synonyme pour King Na Lim de la fin d’un périple commencé au petit matin à l’autre bout de la ville. Elle semble perdue et fluette au beau milieu d’un long et interminable couloir délimité par une rangée de cônes rouges, seule et unique barrière qui la protège de la longue file de voitures qui se dirigent à toute allure vers Toronto.
Je remonte à sa hauteur avec mon vélo. À ma grande surprise, elle semble vouloir entamer une conversation. On aborde d’abord les banalités d’usage au sujet du parcours et de la course. Je suis étonné qu’elle préfère de loin l’humidité de Hong Kong à l’air sec de Toronto. Selon elle, il devrait y avoir plus de stations d’eau. L’absence d’autres coureurs autour d’elle diffère aussi grandement des quelques centaines qui l’accompagnèrent tout au long de son premier marathon à Hong Kong.
Puis la conversation s’enhardit vers des questions plus personnelles. J’apprends qu’elle vient de Hong Kong mais qu’elle réside à Montréal pour y suivre des études à l’École des sciences de l’information à l’Université McGill. Je lui demande si elle parle le français. « Pas encore! », me répond-elle. Elle adore vivre à Montréal, ville où elle trouve les gens chaleureux et très portés sur les arts. Elle m’avoue qu’elle ignore tout de Toronto. Je lui fais remarquer que c’est faux puisqu’elle vient de parcourir la ville d’un bout à l’autre! Elle me confie que son petit ami habite à Toronto et y exerce la profession d’ingénieur. Je me hasarde finalement à lui poser la question qui me taraude depuis le début, à savoir qu’est-ce qui peut bien la motiver à courir sur une si longue distance.
« Courir, c’est ma passion, me dit-elle. Je cours depuis environ une dizaine d’années, toujours sur des longues distances. Je coure presque tous les jours au parc du Mont-Royal. »
Puis elle se met à me poser des questions. L’espace de quelques minutes, les rôles semblent inversés. Elle me confie qu’il fut un temps où elle aussi écrivait pour un magasine à Hong Kong.
« D’ailleurs, il faut aussi aimer la solitude quand on écrit », finit-elle par conclure. Au sommet de la dernière côte, un policier de service la regarde passer et l’applaudit. Dernière station d’eau, derniers efforts, les tours du centre-ville se dressent maintenant devant elle. Tout à coup, un homme vient à sa rencontre et lui donne un verre d’eau. Eric Tai, son petit ami, tient à parcourir les derniers mètres à ses côtés.
King Na Lim passe sous l’arche qui symbolise la ligne d’arrivée, le chronomètre indique 6 heures 23 minutes et 17 secondes. Elle n’est pas la dernière puisque 10 autres coureurs finiront après elle. Les centaines de spectateurs qui avaient envahi l’endroit il y a seulement trois heures sont déjà rentrés chez eux. Le vainqueur est sûrement déjà douché et confortablement installé à son hôtel. Une bénévole fouille dans plusieurs boîtes pour voir s’il ne lui reste pas un dernier « bagel ». La rumeur coure un moment qu’il n’en reste plus de médaille. À mon grand soulagement, quelques mètres plus loin, deux femmes lui en passent une autour du cou.
Elle finit par s’en aller au bras de son ami, d’un pas à peine boitant. Au même titre que tous les autres participants, King Na Lim est une championne.
Photo : Eric Tai et King Na Lim