Mia Rabson
Il y a près de 30 ans, Gail Bocknek a regardé les nouvelles du soir et a découvert, stupéfaite, qu’un homme qui travaillait pour sa famille pendant des décennies avait été identifié comme un criminel de guerre nazi. Mme Bocknek, la fille de Juifs européens dont de nombreux membres de la famille élargie sont morts pendant l’Holocauste, s’est sentie malade.
« J’étais juste contente que mes parents n’aient pas vécu assez longtemps pour voir ça », a confié Mme Bocknek dans une récente entrevue.
Les souvenirs déchirants de cette journée ont refait surface l’automne dernier lorsque des parlementaires canadiens de tous les côtés ont, sans le savoir, applaudi un homme qui avait combattu avec une unité nazie en Ukraine.
Et ils sont revenus aussi plus tôt ce mois-ci lorsque le gouvernement libéral a accepté de déclassifier 15 pages supplémentaires d’un rapport de 1985 sur l’histoire peu flatteuse du Canada, qui a permis à d’anciens nazis d’entrer au Canada et a omis de les poursuivre ou de les expulser lorsque leurs crimes ont été révélés.
Mme Bocknek dit que même si des décennies ont passé, elle n’est pas convaincue que quelque chose ait changé. Elle ne croit pas que les lois canadiennes actuelles soient suffisantes pour empêcher l’entrée de personnes ayant commis des atrocités à l’étranger. « Je dis simplement qu’ils doivent être responsables et qu’ils doivent nous protéger », a-t-elle indiqué.
Un élément incontournable
Gail Bocknek affirme qu’elle avait environ six ans lorsque ses parents ont embauché une femme de ménage, Emma Tobiass, qui est devenue un élément incontournable de leur vie. Le mari d’Emma, Erichs Tobiass, était employé comme mécanicien chez un concessionnaire automobile, mais travaillait également régulièrement pour la famille en effectuant de petits travaux et en gardant la maison.
« Ils sont venus et sont restés avec mon frère et moi lorsque mes parents n’étaient pas en ville », se souvient-elle.
Lorsque Mme Bocknek s’est mariée et a eu ses propres enfants, Erichs et Emma Tobiass ont également continué à travailler pour sa famille, notamment en s’occupant de ses enfants. Mme Bocknek dit qu’il n’avait jamais été un « homme chaleureux », mais qu’il n’avait jamais été non plus cruel.
Puis, en mars 1995, elle regardait un journal télévisé à l’heure du souper et a vu un reportage selon lequel le Canada tentait de révoquer la citoyenneté de quatre hommes soupçonnés d’avoir été des collaborateurs des nazis. Mme Bocknek a entendu le nom d’Erichs Tobiass, mais aucune photo n’a été publiée avec le segment, la laissant incertaine si le reportage faisait référence à l’homme qu’elle connaissait.
Elle a appelé frénétiquement la chaîne de télévision pour obtenir plus de détails, en vain. À 23 heures, elle a regardé à nouveau les informations et cette fois, il y avait une photo. « Et c’était Erichs », a-t-elle indiqué.
Elle a dit que la première chose qu’elle avait faite a été de sortir devant sa maison où poussaient encore quelques lys qu’Erichs avait plantés pour eux. Elle les a tous retirés et « les a jetés dans le ravin ».
Peu de temps après, elle a essayé de l’appeler, cherchant des réponses. « Il ne venait pas au téléphone. »
« Cette dame a répondu, et j’ai dit : « Je voudrais juste que vous posiez une question à Erichs ». Et elle a dit : « Quoi? » Et j’ai dit : « Est-ce qu’il aurait tué mon frère et moi? »
La réponse fut un déclic lorsque la femme raccrocha.
Le Canada savait
Alors que la famille n’avait aucune idée de sa véritable identité, le gouvernement canadien savait, et ce, depuis près de 30 ans.
En 1966, M. Tobiass figurait sur une liste de six criminels de guerre présumés de Lettonie fournie au gouvernement canadien par Simon Wiesenthal, un survivant de l’Holocauste qui a consacré sa vie à traquer les criminels de guerre nazis.
Un rapport de 1995 sur le cas de M. Tobiass indiquait que des documents démontraient que le Canada avait refusé de rencontrer M. Wiesenthal au sujet de la liste.
M. Tobiass aurait fait partie d’une unité de commando nazie au sein de la police auxiliaire de sécurité lettonne, accusée du meurtre de 30 000 Juifs entre 1941 et 1943. Il a déménagé au Canada dans les années 1950 et est devenu citoyen en 1957, s’installant à Toronto.
Le Canada fait partie des nombreux pays occidentaux qui ont admis des milliers de criminels de guerre nazis dans les années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale, alors même que de nombreux pays, dont le Canada, refusaient les demandeurs d’asile juifs.
Le ministre de l’Immigration, Marc Miller, a déclaré qu’il était clair que l’histoire du Canada sur ce front était « honteuse ».
Des démarches en 1980-1990
Le Canada a commencé à prendre des mesures pour faire face à cette histoire au milieu des années 1980, en créant une commission d’enquête connue sous le nom de Commission Deschênes pour examiner comment tant de criminels de guerre étaient devenus Canadiens. Cette Commission avait identifié plus de 800 personnes vivant au Canada et ayant des liens avec les nazis, dont 29 méritant une attention particulière de la part du gouvernement.
Bien que certaines parties de ce rapport aient été rendues publiques, de nombreuses pages ne l’ont pas encore été, notamment la liste des noms. On ne sait pas exactement combien d’entre eux ont fait l’objet d’une enquête.
L’unité des crimes de guerre du ministère de la Justice, créée après la publication des conclusions de la Commission Deschênes, a déclaré en 2002 qu’elle avait tenté de poursuivre ou d’expulser 18 personnes, mais que seulement 2 avaient effectivement quitté le pays. Au moins la moitié d’entre eux sont décédés avant la conclusion de leur dossier.
En 1987, le Canada a modifié le Code criminel pour permettre aux criminels de guerre d’être poursuivis au Canada pour des crimes commis à l’étranger. Mais les premières poursuites ont échoué après qu’un accusé ait fait valoir avec succès qu’il avait simplement suivi les ordres.
Le Canada a décidé en 1995 qu’il tenterait d’expulser les criminels de guerre présumés si les poursuites ne fonctionnaient pas. M. Tobiass a été l’une des quatre premières personnes informées au cours de l’hiver 1995 que sa citoyenneté était en cours de révision.
Des querelles juridiques ont retardé l’affaire pendant des années et il est décédé en 1997 à l’âge de 86 ans.
Mme Bocknek n’est pas convaincue que le Canada vérifie correctement l’histoire des personnes qu’il admet, même aujourd’hui. « Les gens mentent tout le temps sur leurs demandes de citoyenneté », a-t-elle déclaré.
Le ministre Miller a affirmé que le système était meilleur, mais a reconnu qu’il n’était pas parfait. « La situation sécuritaire au Canada aujourd’hui est radicalement différente de ce qu’elle était à l’époque, a-t-il soutenu. Mais cela ne veut pas dire qu’elle est étanche. »
Source et photo : La Presse canadienne. La Torontoise Gail Bocknek affirme que le Canada n’en fait toujours pas assez pour empêcher les personnes ayant un passé problématique d’entrer sur son territoire.