L’Alliance française de Toronto accueillait le lundi 28 janvier le comédien et auteur Jean-Marc Dalpé ainsi que la comédienne et slammeuse Elkahna Talbi alias Queen Ka. Sous l’intitulé assez général de Littérature et oralité, cette soirée orchestrée par la journaliste Sophie Perceval avait pour but de débattre du passage de l’écrit à la parole et de tenter de définir un peu mieux ce qui donne à la littérature sa spécificité culturelle, vaste question s’il en est.
Les antécédents des deux invités a son importance dans le débat. Queen Ka a découvert la poésie en passant par le Brevet d’oralité. « Lors de ces cours dans le sous-sol de la paroisse, j’ai découvert, adolescente, les poèmes de Baudelaire et de Ronsard, ce qui m’a apporté un côté technique. C’est seulement ensuite que j’ai découvert l’univers du spoken word et que je me suis rendu compte de la liberté qu’on peut ressentir en disant un texte sur scène. Il y a donc eu, pour moi, le côté technique avant le côté ludique. »
Pour Jean-Marc Dalpé, si cette notion d’amusement est également importante, elle s’est mariée très tôt à un aspect politique. « Au Conservatoire à Québec, en suivant les cours de Marc Doré, j’ai réalisé combien je me sentais bien sur scène. Je m’amusais, explique-t-il. Mais ce plaisir était assez égoïste. Ce n’est qu’avec Les Murs de mon village, dans la période de Penetanguishene et toute l’ébullition de la francophonie ontarienne vers la fin des années 1970, que j’ai eu pour la première fois le sentiment de donner au public. Ce texte, je l’ai écrit pour dire quelque chose aux gens de l’Ontario francophone, pas pour qu’il figure, figé, dans un recueil. Il y avait ce côté « je prends la parole pour ceux qui ne l’ont pas », que je trouve un peu prétentieux avec du recul, même si ça partait d’une bonne intention. Cette notion de connexion, d’échange, de réponse du public, est très importante. »
La notion d’action liée à un texte est également centrale pour Queen Ka. « Je ne sais pas si les textes peuvent faire bouger les choses mais ils peuvent pousser les gens à la réflexion, dit-elle. Dans As-tu vu, je parle du mal-être qui conduit au suicide et je trouve qu’il a plus d’impact quand je le dis devant un public que quand on le lit. De plus, on contrôle plus quand on dit que quand on écrit. »
Lorsque Sophie Perceval questionne les deux intervenants sur la notion de solennité du texte, les avis divergent un peu. Pour Queen Ka, « il n’y a pas vraiment de solennité dans les textes, c’est plutôt le lieu (la scène) qui est sacré. Les poètes qui se présentent devant un public et qui mâchouillent leurs mots, faisant exprès de parler loin du micro, ça me rend folle! Le respect du public qui vient t’écouter, c’est dans ce sens que j’entends sacré ». Pour Jean-Marc Dalpé, « la scène est sacrée, d’accord, mais doit avant tout être ludique. J’accorde beaucoup d’importance au profane ».
La sonorité des mots et l’importance qu’elle a dans la création littéraire sont aussi abordées. « Je n’arrive à écrire un texte ou un roman que quand je visualise le narrateur s’adressant au public, explique Jean-Marc Dalpé. Chez moi, il y a toujours une oralité dans l’écriture. Le processus d’écriture passe par une voix dans ma tête qui se traduit par une expérience dans le corps. La tension est importante, cette tension qui va faire que le public, en entendant un texte qui le touche, va se lever et applaudir à tout rompre. L’oralité est, je trouve, beaucoup plus physique qu’intellectuelle. »
Un autre aspect fait également l’objet de discussion : la perfection d’un texte. Les deux comédiens partagent une même vision, à savoir qu’un texte récité n’est jamais totalement parfait en soi.
Pour Queen Ka, il y a toujours de la place pour faire évoluer le texte en fonction de circonstances et des différents essais. Jean-Marc Dalpé ajoute qu’il voit là la grande différence entre les arts figés (peinture, cinéma, enregistrements, livres) et les arts de la performance (théâtre, slam, etc.).
« La perfection dans l’oralité est un peu une fausse question parce qu’on peut sans cesse améliorer le texte et la manière de le dire, explique-t-il. Cette perfection dépend aussi du public : il y a des soirs où on peut être très bon mais, si le public ne suit pas, il n’y a pas cette magie qui fait qu’une performance peut être considérée comme parfaite. »
Au cours de cette agréable rencontre, quelques éléments de réponse auront été apportés même si la grande question de la spécificité culturelle de la littérature reste bien évidemment ouverte au débat.
Photo : De gauche à droite : Jean-Marc Dalpé, Sophie Perceval et Elkahna Talbi