De la visite rare au Canada en milieu de mois : le premier ministre indien, Narendra Modi, a rencontré Stephen Harper dans le cadre d’une visite dont le point le plus surprenant fut la conclusion d’une entente sur l’énergie nucléaire. Ce renversement majeur de l’approche canadienne en la matière soulève de nombreuses interrogations.

En 1974, les relations entre les deux pays s’étaient soudainement et durablement brouillées : le gouvernement indien avait alors procédé au test de la première bombe atomique développé sur son territoire. Le hic, c’est que la technologie utilisée à cette fin provenait de l’aide au développement fourni par le gouvernement canadien, qui n’avait consenti à former les scientifiques indiens et à les équiper d’un réacteur qu’à des fins civiles. « Il y a 40 ans, il y a eu cette idée que le Canada avait été trahi », rappelle Pierre Lizée, professeur associé en sciences politiques à l’Université Brock de St. Catharines. Les deux pays sont jusqu’à récemment restés en froid depuis cet incident, au point où cette visite officielle de Narendra Modi est la première d’un premier ministre indien depuis plus de quatre décennies.

De quoi est faite l’entente conclue il y a quelques jours? L’achat, par l’Inde, de plus de 3000 tonnes d’uranium de la Saskatchewan d’une valeur de 350 millions de dollars, afin d’alimenter ses réacteurs. Considérant l’histoire des relations des deux pays en la matière, il est aisé de comprendre que ce contrat soulève un intérêt particulier, même si l’Inde s’engage à ne se servir de cet uranium qu’à des fins énergétiques. Selon Pierre Lizée, les besoins en électricité de l’Inde sont en effet énorme, et miser sur la filière nucléaire ne serait pas une exception dans la région : « Partout en Asie, le nucléaire, c’est le futur, rappelle-t-il en citant l’exemple de la Chine et de l’Indonésie. Ce sont des pays dont l’économie explose et la sécurité énergétique, c’est central, parce que l’énergie permet le développement. » Moins chère, plus pratique et moins polluante que le charbon, l’énergie atomique représente un outil de croissance idoine pour ces économies émergentes.

Il n’est guère possible, cependant, d’avoir la certitude absolue que l’uranium ne sera pas un jour détourné à des fins militaires. Les diverses factions politiques en Inde n’ont pas un positionnement uniforme sur cette question. Les deux principaux voisins de l’Inde, le Pakistan et la Chine, sont aussi des puissances nucléaires. Ce sont également des rivaux, pour ne pas dire des ennemis de New Delhi, avec qui existent nombre de contentieux territoriaux sur fonds de tensions militaires. L’élection de Narendra Modi, dont les rapports avec la minorité indo-musulmane sont très problématiques, a ravivé les tensions avec ses voisins. « Le premier ministre est vu comme un ultranationaliste. Il veut accroître l’influence hindoue en Inde », rappelle M. Lizée, qui souligne que les rapports internes de ce pays et ses relations avec ses voisins sont très complexes. 

Le Canada a beaucoup à gagner de ce changement d’approche en ce qui concerne l’Inde. Les deux premiers ministres ont fait remarquer, en conférence de presse, que cette entente sur le nucléaire n’était qu’un premier pas dans l’approfondissement des relations commerciales entre les deux États. Comme Pierre Lizée le rappelle, l’Inde sera à moyen terme la 3e puissance économique du monde. Le Canada aurait tort de négliger ce marché plus longtemps. Au plan purement politique, ce dégel des relations indo-

canadiennes se déroule alors que le Canada sera sous peu en élection. Comme il y a 1,2 million de citoyens d’origine indienne au pays, concentrés dans des régions clés en termes électoraux, entretenir de bonnes relations avec Narendra Modi pourrait permettre à Stephen Harper de faire quelques gains électoraux. Les deux hommes partagent également des idées semblables en matière économique. Qui plus est, au plan géostratégique, ce changement de cap s’inscrit dans une montée des tensions internationales et dans un alignement des forces qui en résultent. Plusieurs conflits régionaux ont poussé la Russie, l’Iran et la Chine dans un camp et les États-Unis et leurs alliés de l’autre. Puisque l’Inde est un adversaire de longue date de la Chine, un resserrement des liens avec le Canada n’est peut-être pas fortuit.

Rien n’est figé et condamné à l’immobilisme. Pendant des années, la Chine était l’enfant chérie des milieux d’affaires canadiens. L’Inde sera-t-elle la nouvelle étoile montante? Bien malin qui serait capable de nous dire de quoi le monde sera fait dans une génération…