Le jeudi 31 janvier, bravant le blizzard, les amateurs d’expériences musicales sortant des sentiers battus s’étaient donné rendez-vous au Koerner Hall du Conservatoire royal de Toronto pour assister au concert Orion présenté par l’Esprit Orchestra. Cet ensemble, dont le leitmotiv est la vulgarisation des musiques nouvelles, rendait un hommage au compositeur montréalais Claude Vivier, mort il y a tout juste 30 ans. C’est donc avec à propos, dans le cadre du 30e anniversaire de l’orchestre, qu’Alex Pauk, directeur musical fondateur d’Esprit et chef d’orchestre, présentait Orion de Claude Vivier. Au programme également, la première mondiale de Phantom Suns du compositeur montréalais Paul Frehner et Le Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky.

Écrit en 1979, Orion résonne aujourd’hui encore avec une modernité frappante. « Orion est un éternel recommencement, déclarait Claude Vivier, comme dans l’Histoire avec un grand H, qui attend toujours, impatiente, le retour des ses saints rédempteurs et de ses dictateurs. J’ai l’impression d’être assis dans un avion : je reste à la même place mais, en même temps, je vais du Caire à Kuala Lumpur. »

Un discours un tantinet obscur pour une musique qui l’est tout autant. On évolue ici dans la sensation, avec les archets des violons qui s’éveillent telle une myriade d’abeilles, soutenue par la mélodie des trompettes. Une tension sous-jacente balaie la pièce, tension qui atteindra son paroxysme avec un percussionniste lançant un long cri dans ses cymbales, comme un appel à l’aide ou l’avertissement d’un guetteur devant un danger imminent. La performance est de taille et le public semble charmé.

La pièce qui suit, Phantom Suns, est une commande de l’orchestre Esprit pour son 30e anniversaire et est jouée en première mondiale ce soir-là dans l’enceinte du Koerner Hall. « Je voulais écrire une pièce qui reflétait la signification de leur nom, Esprit, mais d’une manière ésotérique, explique Paul Frehner. J’ai puisé mon inspiration dans les sundogs, un phénomène atmosphérique durant lequel de faux soleils apparaissent, comme des taches brillantes de part et d’autre du soleil. Le premier mouvement, Luminescence, se concentre sur le phénomène en lui-même quand le deuxième, Cipher, porte une connotation plus terrienne liée à la manière dont les gens tentent d’expliquer ce phénomène. Ce deuxième mouvement est inspiré par les explications germaniques et scandinaves du phénomène de soleils fantômes. »

Même si l’explication est assez pointue, elle est bienvenue pour le néophyte qui pourrait se perdre dans cette pièce sybilline. L’influence scientifique de l’oeuvre se retrouve dans la progression mathématique des violons qui mènent au climax final suivi d’un xylophone un peu fou, résonnant comme un télégramme perdu dans l’espace. L’énergie dégagée par les 70 musiciens est telle que le public, ravi, réserve une ovation des plus chaleureuses à un Paul Frehner tout sourire.

Après l’entracte, l’Esprit Orchestra présentait le célèbre Sacre du Printemps de Stravinsky, ou du moins une version pour orchestre réduit arrangée par Jonathan McPhee. L’inspiration pour l’oeuvre la plus connue mais aussi la plus modifiée du compositeur russe (Stravinsky expliquait ceci par le fait qu’il écrivait son nom avec un « $ » : plus de versions, donc plus de partitions à acheter, donc plus de royautés dans sa besace) lui est venue lors d’un rêve. « J’ai eu une vision qui m’a frappée par surprise, expliquait le natif de St-Pétersbourg. J’ai vu un rite païen solennel : de vieux sages, assis en cercle, regardant une jeune fille danser jusqu’à la mort. Ils la sacrifiaient pour apaiser le dieu du printemps. »

À la base une commande de ballet pour Sergei Diaghilev, fondateur des Ballets Russes, Le Sacre du Printemps possède cette énergie propre à la danse. Même privée de danseurs, la performance de l’Esprit Orchestra, le premier violon Stephen Sitarski en tête, renvoie au songe de Stravinsky avec force et précision. Encerclée par la musique comme la jeune vestale par les vieux sages, la salle retient son souffle jusqu’à la montée finale, avant de laisser éclater son enthousiasme lors d’une ovation longue et méritée.

Le pari d’Esprit Orchestra était osé : les oeuvres présentées ce soir-là n’étaient pas faciles d’accès mais, comme le dit le célèbre dicton : à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. Alex Pauk et ses musiciens, au vu de l’accueil du public, peuvent porter fièrement leurs lauriers. Pari gagné