Alors que le XXe siècle touchait à sa fin et que la Guerre froide disparaissaît de la scène politique mondiale, nous pensions que les grandes nations allaient se débarrasser d’une grande partie de leur arsenal militaire. Or, il n’en est rien. Au début des années 2000, un certain nombre de conflits armés ont ressurgi sur la planète. Irak, Afghanistan, Libye et Mali ont tour à tour entendu le bruit des bottes.
« Le monde semble avoir un regain d’intérêt pour la guerre », affirmait Jean Joana, spécialiste des armées contemporaines, professeur et membre du Centre d’études politiques de l’Europe latine à l’Université de Montpellier I. De passage récemment à l’Alliance française de Toronto, M. Joana a partagé ses réflexions sur les rapports que peuvent entretenir les militaires et les démocraties occidentales.
M. Joana estime que le pouvoir des militaires ne constitue en rien une menace à la démocratie. Selon lui, une analyse des facteurs économiques, militaires et politiques révèle que l’armée a une influence limitée sur les décisions prises au sein des grandes nations démocratiques.
M. Joana juge que les chefs militaires exercent aujourd’hui une influence relativement limitée sur les décisions économiques dans les sociétés occidentales. L’avènement de la Révolution industrielle au XIXe siècle a d’une part provoqué un remaniement au sein de l’élite. La haute hiérarchie militaire n’est plus désormais l’apanage des grandes familles aristocrates. Cette même Révolution industrielle a également « démocratisé » la guerre. Elle n’est plus seulement l’affaire des militaires et les risques sont désormais encourus par l’ensemble de la population. M. Joana pense que ce sont au contraire les puissants complexes militaro-industriels, apparus en Europe et notamment aux États-Unis à la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui exercent leur pouvoir sur les militaires.
L’armée elle-même a aussi connu de profonds changements. De nombreux civils travaillent désormais pour l’armée. Bon nombre de tâches sont aujourd’hui laissées à des entreprises privées, voire même à des sociétés de protection. La culture martiale et hautement autoritaire d’autrefois a tendance à céder le pas au « managérialisme ». L’armée s’est également professionnalisée aux États-Unis et en Europe, faisant en sorte qu’être militaire devient de plus en plus un métier comme les autres.
Selon M. Joana, c’est peut-être sur la scène politique que l’armée peut encore se targuer d’avoir une quelconque influence. La logique politique bureaucratique fait que les gouvernements se laissent parfois influencer par les militaires. Il cite à titre d’exemple la crise de Cuba au début des années 1960, cas où manifestement les conseillers militaires américains firent pression auprès de la présidence. S’opposer à l’armée peut s’avérer être une mesure impopulaire pour un gouvernement, raison qui explique pourquoi le pouvoir exécutif se contente parfois de déléguer les prises de décisions aux chefs militaires.
En conclusion, M. Joana maintient toutefois que, dans la très grande majorité des cas, l’armée obéit au pouvoir politique dans les pays occidentaux. Si l’on fait exception de quelques pays africains ou sud-américains, contrées où elle constitue la première institution étatique et fait partie intégrante de la culture identitaire de la nation, l’armée est devenue un groupe de pression comme tous les autres.
Photo : Jean Joana, conférencier