Dans le cadre de la Semaine de l’éducation sur l’Holocauste, le Collège Glendon a accueilli, le samedi 2 novembre, le neuropsychiatre français Boris Cyrulnik. Ayant lui-même survécu comme enfant caché durant la Shoah, il est venu discuter du concept de résilience chez les victimes de trauma et, plus particulièrement, de l’importance de l’écriture dans ce processus. Concept introduit en France par Boris Cyrulnik, la résilience est la capacité pour un individu à faire face à une situation difficile ou génératrice de stress. « L’écriture est capitale dans ce travail de résilience, explique M. Cyrulnik. Partager les mots, partager une épreuve fait qu’on est enfin accepté dans la communauté humaine de laquelle on avait été chassé. »

Bien souvent, il est impossible de partager l’expérience traumatique avec une personne qui n’a pas vécu celle-ci. « C’est le concept de personnalité clivée, continue le conférencier. Prenez le cas d’un enfant condamné à mort pendant la guerre : il ne peut vous raconter que ce que vous êtes capable d’entendre. S’il en dit trop, il pourrait en mourir. Il peut bavarder de choses et d’autres mais ne peut pas tout dire. Souvent, on constate que les enfants traumatisés parlent beaucoup, mais ils parlent pour se taire, pour taire l’inracontable. »

Cette nécessité de ne pas tout dire pousse parfois à se taire même avec ses proches. C’est ce que Georges Perec a appelé « la crypte de l’âme ». « Tant qu’on est occupé, tout va bien, dit Boris Cyrulnik. Mais dès qu’on s’arrête, la crypte s’entrouvre et les fantômes ressortent. Paradoxalement, il y a un bénéfice secondaire de la névrose : on a constaté que les survivants de la Shoah (« désastre » en hébreu) ont eu une réussite sociale importante, pour la bonne raison qu’ils essayaient de travailler le plus possible afin de ne pas avoir de temps morts durant lesquels cette crypte pouvait s’entrouvrir et les démons arriver. »

Alors qu’il est démontré que le récit joue un rôle essentiel dans le processus de guérison pour les victimes de traumatisme, on constate que la plupart des victimes de la Shoah ne parlent pas, même si certains, comme Primo Lévi ou Ana Novac, l’ont fait avec brio. « Les survivants tendent à rester entre eux parce qu’ils se comprennent, explique M. Cyrulnik. Mais si on regarde les études qui ont été publiées, les enfants de ces survivants qui ont vécu regroupés sur eux-mêmes ont tous été traumatisés. Le problème est insoluble : les survivants qui parlent ont traumatisé leurs enfants mais ceux qui se sont tus en ont fait des angoissés. » La solution, selon lui, se trouve dans le « détour par le tiers » (roman, théâtre, peinture, témoignage) qui permet d’effacer l’angoisse du silence et le trauma du récit.

Au moment de raconter une expérience traumatique, la représentation de la réalité joue un rôle important. Boris Cyrulnik a fait l’expérience de confronter ses souvenirs, qu’il croyait sincères, avec la réalité des lieux. « Cela ne correspondait pas toujours, déclare-t-il. Par exemple, dans mes souvenirs, l’escalier de la synagogue de Bordeaux était aussi gigantesque que dans la fameuse scène du Cuirassé Potemkine. J’y suis retourné adulte : il s’agit de trois toutes petites marches. Il y a donc une intentionnalité de la mémoire : on anticipe le passé comme le futur, en utilisant une convergence de souvenirs. »

Pour le neuropsychiatre, il n’y a pas une vérité mais bien des vérités dans chaque récit, en fonction de ce qu’il appelle le remaniement de la réalité. « Chaque personne éprouve un événement à sa manière. Il y a un socle commun inamovible mais, autour, on agence les blocs de mémoire comme bon nous semble, explique-t-il. Prenez l’histoire de ces trois enfants qui se promenaient en rue avec leurs parents, l’étoile jaune sur le dos. Quand le père et la mère ont été raflés, ils ont tous réagi différemment. Le plus âgé, 12 ans à l’époque, s’est dit « Ma vie est foutue » et il a passé sa vie entière en dépression. Le plus jeune, 10 ans, s’est dit « Je dois prendre en charge mon frère et ma sœur », ce qu’il faisait toujours 50 ans plus tard. Quant à la petite soeur, 7 ans, elle en a voulu toute sa vie à sa mère de les avoir abandonnés. Des années plus tard, elle déclarait encore comprendre que sa mère avait été arrêtée mais ressentir qu’elle les avait abandonnés. La manière de réagir montre leur faculté à goûter le monde. Si on est serein, le monde a un goût doux comme du champagne. Si on est dépressif, insécurisé, le même monde aura un goût amer. »

Une chose est sûre : si tous les survivants n’ont pas partagé leur expérience par écrit, tous ont écrit durant l’expérience traumatique (les prisonniers de camps de concentration dédoublaient les sacs de patates pour écrire dessus). Même si l’intention n’était pas toujours la même : Primo Lévi écrivait en préparation des romans qu’il allait écrire alors qu’Ana Novak éprouvait juste ce besoin d’écrire pour sa simple survie.

Un exposé brillant par un éminent scientifique, avec cette faculté rare de vulgariser des concepts pointus, tout en restant passionnant.

Photo : Boris Cyrulnik