Il y a mille et une façons d’aborder le passé. Sous le vernis éclatant des grands évènements politiques, l’histoire sociale fourmille de détails révélateurs quant à la psyché collective et les préoccupations des générations successives. Le 18 octobre, l’Alliance française de Toronto accueillait en conférence l’historien Georges Vigarello, spécialiste de l’histoire de l’hygiène, de la santé, des pratiques corporelles et des représentations du corps. Le public était convié en cette occasion à en apprendre davantage sur le thème de la beauté à travers les âges.

M. Vigarello a commencé sa présentation en convenant qu’il est difficile de définir la beauté de façon objective. C’est pourquoi ce sont davantage ce qu’on en dit et la manière dont elle est dépeinte qui peuvent être analysés. Ce qui attire le regard change avec le temps de même que la manière de regarder. Les représentations des morphologies et des tempéraments ont évolué.

Ainsi, le relatif avait peu de place dans le monde classique. Les canons de la beauté respectaient des proportions établies, calculées, et cette approche était généralisée. « La beauté proportionnée s’exprime aussi bien dans l’architecture et dans l’espace que dans la beauté corporelle », a relaté l’historien à propos d’une époque où, dans la dimension des formes, les artistes cherchaient à déceler une régularité traduisant la pensée divine.

Au XVIIIe siècle, cette conception s’estompe. En 1761, Jean-Jacques Rousseau fait publier son roman La Nouvelle Héloïse, dans lequel il est un des premiers à évoquer des critères de beauté individuelle. L’esthétique devient dès lors une affaire de goût personnelle.

M. Vigarello a passé une bonne partie de sa conférence à parler des représentations de la femme, celle-ci étant, de tout temps, utilisée pour représenter le concept même de beauté. Par le fait même, les modes vestimentaires ont fait l’objet d’une longue analyse. Avant la Révolution française, l’habitude est de porter un corset serré et une jupe qui s’évase; mais les bouleversements politiques se refléteront dans les vêtements où, soudainement, les contraintes et traditions tombent. Dans la dernière décennie du XVIIIesiècle, la femme n’est plus engoncée dans ses vêtements qui, symboles de liberté, deviennent plus souples, légers et tombants. Qui plus est, les robes s’apparentent délibérément à des tuniques gréco-romaines, sensées illustrer la république et la démocratie chères aux révolutionnaires.

Le XIXe siècle voit un retour du conservatisme. Mais la pudicité ne touche pas l’écrit, où les Balzac, Baudelaire et autres auteurs célèbres évoquent le corps avec une subtile liberté. La beauté devient également de moins en moins statique, et le mouvement, la souplesse et la posture sont célébrés autant que le physique. Un autre phénomène considérable réside dans la fascination pour les différences : les artistes, au lieu de s’attarder uniquement aux corps idéalisés, se penchent dorénavant sur la réalité. L’individu devient important dans toutes ses variantes.

Ce n’est pas tout : « Il se passe, au XIXe siècle, un phénomène de mœurs qui est plus important que l’on ne croit, avance Georges Vigarello. C’est quelque chose qui va transgresser cet univers. » L’effondrement des compartimentations sociales entre la plèbe, les bourgeois et l’aristocratie va entraîner la disparition des codes vestimentaires qui étaient associés aux classes. « Il se passe à la fois la nécessité de distinguer et une inquiétude qui apparaît. Qui sont ceux qui menacent, quels sont les dangers? » Les masses populaires sont redoutées et d’autant plus que leurs contours sont de moins en moins facilement définis.

En ce siècle de l’industrie, de la créativité et de la glorification du travail, les critiques à l’endroit de l’obésité se font de plus en plus insistantes. L’ascendant grandissant de la machine entraîne aussi une attention marquée pour la mécanique du corps et les premiers questionnements quant aux moyens de le perfectionner.

Le XXe siècle se caractérise quant à lui par la nudité envahissante qui déplace l’attention du visage à l’ensemble du corps. L’accession des femmes au marché de l’emploi va de pair avec l’abandon des artifices vestimentaires : la simplicité et la fonctionnalité sont de mise. Si l’image du corps de la femme, désormais vue comme pouvant occuper divers métiers, évolue, celle de l’homme change également : la gent masculine est de plus en plus représentée sous un angle séducteur et passif.

Y a-t-il aujourd’hui une obsession de la beauté? En tout cas, l’angoisse de l’affaissement lié à l’âge occupe une grande place. On observe également une attention quasi médicale au corps, dont il faudrait être « à l’écoute », et sur la tonicité duquel il faudrait constamment veiller.

Bref, comme l’assistance à la conférence l’a compris, la beauté et les représentations du corps accompagnent un contexte social et l’un et l’autre s’influencent. Ce cycle se poursuit aujourd’hui et l’avenir sera à son tour porteur de développements inattendus.

PHOTO: Le public est venu nombreux à cette conférence.