Les historiens ont la réputation d’être peu à l’aide devant le vivant, devant l’émotion du présent. Leur monde, c’est le monde froid des archives, des microfilms, bref, des grimoires et des poussières des bibliothèques. Habitués à l’immuable, au tangible, les historiens ne sauraient pas comment se comporter avec le vivant. C’est un cliché, évidemment. L’histoire orale a aujourd’hui pignon sur rue. C’est un cliché, mais il illustre une difficulté, celle de se retrouver devant son sujet d’études, devant sa souffrance, son émotion. Comment réagir alors?

Annette Vieviorka s’est trouvée dans pareille situation. C’était à Toronto, le 4 novembre dernier, sur la scène du nouvel auditorium à l’Alliance française. Annette Vieviorka est la plus grande historienne de la Shoah. Pour les millions d’étudiants de par le monde qui travaillent ou ont travaillé sur le sujet, c’est une légende. À Toronto, elle venait d’expliquer en quelques minutes, mais avec brio, comment étudier les procès qui ont jugé le régime nazi. Ce que ces procès disent de notre rapport à la mémoire, à l’histoire de la page la plus sombre de l’humanité en Occident. 

À ses côtés, Eric Jennings, professeur d’histoire coloniale française à l’Université de Toronto. Il a raconté au public ses recherches. Et notamment un passage du fameux projet Madagascar, sorte de fantasme qui voulait la création d’un foyer juif sur cette île de l’océan Indien. Un fantasme antisémite, mais également, d’une certaine manière, sioniste, puisque des juifs se sont approprié ce projet, dont la planification n’est jamais allée très loin. M. Jennings a également évoqué ces bateaux de réfugiés juifs, socialistes, communistes, antinazis ou républicains espagnols, qui ont fait route de Marseille vers les Antilles françaises. À bord, Victor Serge ou Claude Levi-Strauss. Le premier trouvera refuge au Méxique, le second à New York. 

Dans la salle, le public est parsemé. Il pleut, il fait froid. Le sujet est sérieux. Aussi, les participants sont érudits. Le ton est docte, professionnel. Au premier rang, cependant, trois femmes âgées restent silencieuses. Parmi elles, Edith Gelbard, survivante de l’holocauste, où elle a perdu la moitié de sa famille. Elle leva la main et livra un témoignage. Dans le camp français oùelle a été momentanément internée, il y avait des Républicains espagnols. Sa prise de parole aura duré 15 secondes. Mais ces 15 secondes représentent la rencontre entre l’étude et le sujet. Devant le témoignage poignant, Annette Vieviorka fit silence. Un silence respectueux et compréhensif. C’est sans doute la réponse la plus appropriée. 

Photo : Annette Vieviorka