Dans cette macédoine de langues et de cultures qu’est le Grand Toronto, on compte plus de 125 000 francophones, dont près de la moitié dans la capitale ontarienne. Si plusieurs remarquent depuis quelques années une effervescence nouvelle dans la communauté de langue française, dynamisée par l’arrivée de nouveaux venus, l’ouverture de leurs commerces et l’affermissement de la vie culturelle dans l’idiome de Molière, une grande absence se fait néanmoins sentir : celle d’une librairie francophone.

Ce n’est pas que quiconque ne se soit jamais frotté à ce défi herculéen qu’est la rentabilisation du marché du livre en français dans la Ville reine. Un bassin de consommateurs éparpillés sur un grand territoire ne représente jamais un atout pour assurer la survie d’un commerce au détail. La librairie Champlain aura tenu le coup pendant 49 ans. La perte d’acheteurs institutionnels, tels les conseils scolaires et les bibliothèques, négociant désormais directement avec les maisons d’éditions, aura porté un coup fatal à cette boutique qui a fermé ses portes il y a six ans. Mais de manière générale, c’est toute l’industrie de l’écrit qui a souffert, depuis une quinzaine d’années, de ce géant tentaculaire qui s’est infiltré dans tous les recoins du quotidien : l’internet. Pourquoi se déplacer si on peut acheter en ligne, surtout si on y trouve des rabais alléchants?

La Maison de la Presse internationale, au centre-ville, offrait une sélection de livres et de magazines en français jusqu’en juillet 2014 alors qu’une décennie à cumuler les déficits la rattrapa, forçant ses propriétaires à mettre la clé sous la porte. La même année, le World Biggest Bookstore, qui offrait également de nombreux livres francophones, l’avait précédé dans cette hécatombe de librairies. Depuis, aucun commerce local ne s’est essayé à prendre la relève de ce périlleux créneau.

Les choses pourraient néanmoins changer d’ici à la fin de l’année. Un libraire de Québec, Christophe Gagnon-Lavoie, prépare l’établissement d’un point de vente d’ouvrages en français au cœur de Toronto. Copropriétaire de La Librairie du Quartier dans la Vieille Capitale, il estime que le nombre de francophones et de francophiles se trouvant dans le Grand Toronto rend possible la survie d’une librairie de langue française malgré les déboires qu’ont connu ses prédécesseurs en la matière.

C’est par l’entremise de son associé, Grégory Oleffe, que le projet s’est mis en branle. Ce dernier, se trouvant à Toronto, avait eu l’occasion de s’entretenir avec Thierry Lasserre, directeur général de l’Alliance française. La conversation s’orienta vers la possibilité d’ouvrir une librairie francophone à Toronto, une idée que tous deux caressaient. Il ne fallut que peu de temps pour que se noue une collaboration et c’est ainsi que ce magasin devrait ouvrir ses portes dans les locaux de l’Alliance française, au 24, Spadina Rd. On trouve déjà sur place une bibliothèque qui sera transformée, au cours des prochaines semaines, pour faire place à cette librairie dont l’inauguration devrait avoir lieu entre novembre et mars. La clientèle y trouvera des ouvrages de toutes sortes dont les auteurs franco-ontariens ne seront pas absents. M. Gagnon-Lavoie est d’ailleurs en contact à ce propos avec le milieu littéraire de l’Ontario français pour lui faire une belle place au sein de son catalogue.

Mais comment les partenaires s’y prendront-il pour éviter les écueils qui ont fait le malheur des autres? « En s’installant dans l’édifice de l’Alliance française, on va être dans un lieu qui est déjà fréquenté par des francophones », fait valoir Christophe Gagnon-Lavoie, ajoutant que cette succursale torontoise s’appuiera sur la logistique développée par la librairie de Québec. Autrement dit, il ne sera pas nécessaire de se trouver des fournisseurs et un réseau de contacts puisque ce travail se fait déjà à La Librairie du Quartier. L’essentiel de l’administration se fera également à Québec, ce qui nécessitera moins de personnel à Toronto, donc moins de dépenses. La grande inconnue demeure le milieu institutionnel, qui avait fait faux bond aux autres commerces. M. Gagnon-Lavoie espère malgré tout nouer quelques ententes mais il ne compte pas en faire la pièce maîtresse de sa stratégie marketing. « La vente aux institutions doit toujours être considérée comme un bonus », explique-t-il, précisant que l’important demeure la fidélisation d’une clientèle de tous les jours.

Lorsqu’il est question du livre, nombreux sont ceux à vanter l’attrait indéfinissable que le papier,  comparé au format électronique, exerce toujours sur le lecteur. Ce romantisme de bon aloi se double, à Toronto, du désir longtemps exprimé d’avoir davantage de lieux de socialisation en français. Une librairie digne de ce nom, où il fait bon fureter d’un livre à l’autre, où l’on entend le français et où on le parle, est un de ces espaces francophones dont plusieurs Torontois attendent la création avec impatience.