Quelle meilleure date pour une première projection d’un long métrage documentaire traitant de l’épineuse question de la violence contre les femmes que la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard de ces dernières! En effet, le 25 novembre dernier a eu lieu la sortie mondiale et exclusive du film Sortir de l’ombre de la cinéaste québécoise Gentille M. Assih, en mode virtuel, bien entendu.
Ce documentaire qui, depuis, demeure accessible gratuitement au public sur le site de l’Office national du film (ONF.ca), est nu de tout intermédiaire, effet ou autres « travestissements », seule la puissante de la parole y compte. Cette parole, parfois très douloureuse, est celle de femmes issues de l’immigration africaine qui ont subi, ou qui subissent encore, la violence conjugale au Canada.
On a visionné ce travail, on l’a apprécié à sa juste valeur et on a, à notre tour, voulu le sortir de l’ombre et vous en parler. Et qui de mieux pour cela que sa créatrice. Interview de Soufiane Chakkouche.
S.C. : Pour ce dernier long métrage, vous avez choisi de traiter un sujet déjà abordé par plusieurs cinéastes avant vous. Qu’est-ce qui fait que votre film se démarque des autres, possède-t-il un angle différent?
G.M.A. : Effectivement, beaucoup de films abordent le sujet de la violence conjugale. Souvent pour dénoncer le fléau et démontrer que personne n’est à l’abri. Parfois, pour expliquer la complexité du phénomène et démontrer les conséquences néfastes sur les victimes et leur entourage. Des histoires sur le phénomène sont racontées comme des drames qui finissent tristement. Des drames dans lesquels ceux qui ont vécu ou vivent encore la violence sont dépeints comme des victimes incapables de se défendre.
Pour des êtres, dont l’estime de soi a été anéantie par des années d’asservissement, ça n’aide en rien de continuer par les réduire à ce statut d’éternelles victimes. L’aide précieuse dont ces personnes ont besoin, à mon humble avis, est qu’on leur montre qu’on est disposé à les écouter et qu’on fait confiance en leurs capacités à se relever.
En tant que cinéaste, j’étais consciente que les protagonistes que j’ai choisi de filmer sont assez intelligentes pour raconter leur propre expérience et d’user de la parole avec sagesse pour transmettre leur message d’espoir. « Sortir de l’ombre » laisse transparaître la couche de difficulté supplémentaire due au fait que les protagonistes soient des immigrants.
Tout au long du processus de création du film, ces femmes m’ont encouragée à aller vers le positif dans mon approche. Dans le film, j’aborde donc le sujet sans prétention de donner de leçon ni d’accuser. « Sortir de l’ombre », à travers la parole, et de par le partage des émotions, amène le public à réaliser qu’il est possible pour une victime de s’en sortir et d’en guérir.
S.C. : Après visionnage du film, on ressent, autant dans le fond que dans la forme, que l’ambiance qui y règne est intime et intimiste, pourquoi ce choix?
G.M.A. : Dans mon approche de réalisation en documentaire, je fais l’effort d’adapter la forme et le fond au contexte dans lequel nous nous retrouvons, mon équipe et moi, et ce au prix de devoir, parfois, réajuster la forme cinématographique préalablement désirée. J’ai respecté ce principe dans « Sortir de l’ombre ».
Assez souvent, les souffrances psychologiques et physiques sont vécues dans l’intimité des foyers, à l’abri des regards extérieurs. Les personnes concernées n’en parlent presque jamais et, quand elles font l’effort d’en parler, c’est sous forme de confidence. Ces femmes ont vécu des choses derrière des portes closes. Elles ont décidé de les ouvrir et de nous y inviter. En tant qu’invitée, je suis rentrée chez elles en enlevant mes chaussures, avec respect. J’ai accepté leur hospitalité et, comme moi, le film dans sa forme a respecté le cadre offert par les hôtes.
S.C. : Au-delà de la violence physique, la violence et/ou harcèlement moral laisse des séquelles profondes chez les femmes qui en sont victimes, d’ailleurs, on le ressent dans certains témoignages dans votre film. Toutefois, ce phénomène n’a pas été forcément approfondi dans votre documentaire, est-ce un choix délibéré qui s’explique par le fait que ce mal invisible – mais qui existe bel et bien au Canada et partout ailleurs – mérite un autre film à lui seul?
G.M.A. : C’est certain qu’il y a tellement de choses à dire sur la violence conjugale et un film à lui seul ne saurait aborder tous les aspects. Dans « Sortir de l’ombre », il y a plusieurs niveaux de lecture. Explicitement, on voit le processus de guérison des principales protagonistes, surtout de Christiane. Mais les séquelles psychologiques sont énoncées subtilement, à travers le langage corporel, les regards, les silences, les propos de Christiane et Aîssata. Le film montre comment Christiane, à sa façon, tente de poser des actions pour s’aider à panser ses blessures intérieures. Retourner vers sa défunte mère pour faire le deuil et demander pardon est sa façon à elle de se libérer de cette culpabilité qui la handicapait. Retrouver l’amour de son père l’a réconciliée avec elle-même et lui a redonné confiance en elle…
S.C. : Sur le plan technique, vous avez choisi de tourner sans voix off ! Est-ce pour mieux préserver l’authenticité des témoignages ?
G.M.A. : Tout le propos de ce film est basé sur la puissance de la prise de parole des personnes qu’on a trop longtemps réduites au silence. Christiane et Aïssata ont compris que cette prise de parole était la clé pour reprendre leur vie en main. J’ai tenu à laisser cette parole prendre le dessus pour nous aider à mieux comprendre, à apprendre à écouter et à voir comment on peut se servir de la parole pour aider les autres. Ajouter une voix off serait tout simplement impertinent, surtout que sur le plan de l’éloquence, ces dames me battent à plate couture.
S.C. : Toujours du côté de la technique, l’œil rompu à l’exercice pourrait constater un contraste saisissant entre la paix que dégagent la réalisation et la caméra, souvent fixe d’ailleurs, et les témoignages bruts qui, parfois, sont très durs à entendre.
G.M.A. : Effectivement, les témoignages dans le film sont souvent durs et crus. Très vite, j’ai réalisé que pour pouvoir supporter ces révélations, le spectateur aura besoin d’être bien assis. Et, j’avais compris qu’il y avait de quoi le scotcher sur sa chaise une fois qu’il aura entendu la confidence.
C’est en tout cas la sensation que j’ai souvent eue lors des tournages. Il m’est arrivé, plusieurs fois, d’être choquée par les témoignages, au point d’en être paralysée. Je pense que les autres membres de l’équipe ressentaient la même chose. Ça nous a pris beaucoup d’énergie pour ne pas laisser la colère, la haine et le dégoût prendre le dessus dans le film.
Heureusement, mon éducation de base m’a aidée à trouver en moi assez de force pour rester concentrée sur mes objectifs. Ma mère m’a appris à être une femme forte, capable d’exprimer ses désaccords sans haine et avec calme. Mon père m’a appris qu’on ne convainc pas avec la violence ou avec une attitude négative. Le papa de Christiane nous l’a rappelé à la fin de notre séjour de tournage à Lomé. Alors, j’ai fait de mon mieux pour que le film porte cette énergie-là.
S.C. : Après avoir réalisé ce long métrage, quel est le meilleur conseil que vous pourriez donner à une femme fraîchement débarquée au Canada et qui a subi, ou continue de subir, une quelconque forme de violences conjugales? Ne serait-il pas comme le dit si justement le personnage de Christiane au début du film : « Se rendre compte qu’on est en danger… et apprendre à demander de l’aide »?
G.M.A. : À toute femme qui débarque au Canada avec sa famille, je lui dirais qu’elle a tout ce qu’il faut pour réussir ici. On dit souvent que les immigrantes venues d’Afrique ont été conditionnées à être fortes pour soutenir la famille. Cela est une bonne chose en soi, à partir du moment où elles gardent en tête que cette force de caractère ne devrait pas se retourner contre elles.
Elles méritent d’être traitées humainement, aussi bien à l’extérieur que dans l’intimité de leurs foyers. Elles ne doivent jamais excuser des écarts de comportements de la part de leurs conjoints ou de qui que ce soit. Aucun prétexte ne doit justifier la maltraitance psychologique, économique et/ou physique.
Et pour celles qui sont déjà prises dans l’engrenage de la violence, je leur dirais qu’il est possible de s’en sortir. Le premier pas pour remonter la pente est la parole. Qu’elles sortent demander de l’aide et elles seront surprises de voir la vague d’amour et de réconfort qu’elles recevront.