À vrai dire, le bâtiment n’est pas beau. À vrai dire, son architecture est banale, ses lumières ont mal vieilli et son style à la fois quétaine et austère n’est pas une grande réussite. Oui, mais voilà, sans lui, Toronto ne sera plus la même. Sans lui, il y aura un vide. Un trou. On mettra un immeuble de condominiums en verre, anonyme et laid. Et peut-être que dans quelques décennies, la Société d’histoire de Toronto passera devant en évoquant les heures glorieuses du consumérisme de masse.

Dans quelques semaines, quelques mois peut-être, le grand magasin Honest Ed ne sera plus qu’un souvenir. Sa direction a annoncé qu’elle mettait en vente le grand paquebot, sans qu’un acheteur ne se soit encore manifesté. Ce qui ne devrait pas tarder, au vu de l’augmentation rapide du prix de l’immobilier à Toronto. Difficile donc de prévoir une date à la fermeture, pourtant inéluctable, du magasin.

L’histoire du grand magasin est indissociable de celle de son fondateur, Ed Mirvish. Fils d’immigrés juifs de Lituanie, né en Virginie, il suit sa famille dans les aléas d’une vie commerçante, entre coups du sort et coups de chance. Après une faillite à Washington, les Mirvish atterrissent à Toronto où le jeune Edward commence sa carrière de commercial. Commercial ambulant, puisqu’il est chargé de faire du porte à porte pour vendre toutes sortes de choses.

À l’âge de 15 ans, il perd son père et devient le principal soutien de sa famille. Il quitte l’école et se consacre presque uniquement au commerce, en ouvrant plusieurs boutiques. Le succès vient très vite en même temps que le premier grand magasin à bons prix en ville. Un magasin devenu un endroit symbolique d’une époque où Toronto s’ouvrait au monde, sous l’impulsion de ses immigrants. Quand à Ed Mirvish, sa forte personnalité lui a valu de laisser son empreinte sur la ville, en subventionnant les arts et, notamment, les théâtres de la rue King.

Aujourd’hui, l’entreprise Honest Ed est gérée par ses enfants et c’est sous la pression du marché immobilier qu’ils se sont décidés à vendre le magasin. Problème : au fil du temps, Ed Mirvish avait acheté tout le bloc qui entoure le grand magasin, et même un peu plus. Si bien qu’aujourd’hui, c’est tout Mirvish Village, ses 70 commerces et son ambiance unique qui est en danger.

À vrai dire, le sort de ces restaurants, bars et magasins semble scellé puisqu’on leur a donné trois ans pour se trouver un nouvel emplacement. Parmi ces commerces, se trouvent un disquaire, plusieurs bars, le restaurant Southern Accent, présent dans le Village depuis plus de 30 ans. On y trouve aussi la librairie spécialiste en bande dessinée The Beguiling, ainsi que sa petite sœur, Little Comic Island, spécialisée dans les bandes dessinées pour enfants. Toutes deux vendent des livres en français. Mais comme le dit le propriétaire, Peter Bikemoe, « les gens continueront à faire de l’art et nous continuerons à le vendre, quelle que soit sa forme ».

On ne peut pas en dire autant du magasin Honest Ed, qui bientôt ne vendra plus rien du tout.

Photo : Le magasin Honest Ed sera mis en vente.