Une montagne de tables de pique-nique, deux voitures qui décrivent des cercles qui s’enchevêtraient sans jamais se télescoper, les mots d’un poète illuminés grâce à des tubes lumineux, une flopée de tricycles siamois, des sculptures réalisées avec des milliers de sacs de plastique, une « tour de Babel » faite de chaises et enfin un gigantesque empilage de bicyclettes, Marcel Duchamp aurait sûrement esquissé un léger sourire en pénétrant sur la place de l’hôtel de ville lors de la dernière Nuit Blanche Scotiabank à Toronto.

L’artiste français avant-gardiste, lui qui plaça une roue de bicyclette sur un tabouret en 1913 et déclara que c’était une œuvre d’art, est reconnu par beaucoup comme étant un des premiers à saisir un article de la vie courante et à le transformer en objet d’art.

« J’ai tout de suite pensé que 2013 était un anniversaire important », explique Ami Barak lors d’une entrevue avec Le Métropolitain, faisant référence au fait que Marcel Duchamp émigra à New York en 1913. Ancien commissaire de Nuit Blanche à Paris et curateur de grand renom, Ami Barak fut choisi par les organisateurs de Nuit Blanche Scotiabank pour mettre sur pied une série d’installations intitulée Off to a Flying Start, œuvres composées à partir d’objets « tout faits » et érigées aux abords de la place Nathan Phillips. Ce projet spectaculaire fut élaboré en partenariat avec le Consulat général de France et l’Institut français dans le cadre du festival Paris-Toronto.

En choisissant de construire un assemblage de plus de 3000 bicyclettes inspirées du modèle le plus courant en Chine, l’artiste dissident chinois Ai Weiwei résolut sûrement de prendre à contre-pied le régime qui lui a confisqué son passeport et l’a assigné à résidence surveillée. La Chine a peut-être pris un tournant vers la consommation à outrance mais les millions de  bicyclettes rudimentaires qui sillonnent les villes et les campagnes resteront à tout jamais un des symboles éternels de la société chinoise. Les rosaces de vélos soudés les uns aux autres et les milliers de roues qui scintillaient dans la nuit produisirent un effet visuel spectaculaire.

« Conservez l’installation, ce sera dans quelques années votre Tour Eiffel! La bicyclette est un symbole fort dans la vie de chacun. Tout le monde se souvient de sa première bicyclette », confiait Ami Barak, tout admiratif devant la gigantesque installation.

Boris Achour a pour habitude d’illuminer le titre de ses expositions avec des tubes fluorescents. À l’occasion de Nuit Blanche Scotiabank, il porta son choix sur un court poème écrit par un auteur allemand du XVIIe siècle pour illuminer un muret de la place de l’hôtel de ville. Venu admirer son œuvre ce soir-là, Boris Archour constata que le nom d’une banque illuminé au sommet d’une des tours à l’arrière-plan ajoutait en fait une note particulière au projet.

Alain Declercq aime utiliser la voiture, un des plus forts symboles de notre société s’il en est un, pour s’exprimer. Deux automobiles se croisèrent 12 heures durant en décrivant deux grands cercles au milieu de la patinoire devant l’hôtel de ville, vidée pour l’occasion de son
eau.

« Le secret est que chacune des deux voitures ait la même vitesse constante », expliquait-il alors qu’une équipe de techniciens mettaient au point les derniers réglages. Il sembla rassuré qu’il n’eut pas cette fois à se soucier qu’un camion militaire intervienne subitement et détruise une des voitures comme ce fut le cas au Caire il y a quelques années!

Kim Adams présentait non seulement un objet utilitaire, deux tricycles pour enfant reliés l’un à l’autre par l’arrière tels deux frères siamois, mais invitait aussi les spectateurs à les essayer. Il faut alors coopérer quand on a un véhicule à deux guidons… « J’ai même vu plus d’un cycliste à maîtriser les deux guidons tout seul », affirmait l’artiste.

Chaque année, on constate un grand engouement dans plusieurs villes du monde pour ce genre d’événement en plein air. Ami Barak pense que le fantasme de la nuit et l’idée de communier en plein y ait pour beaucoup. Il estime aussi que quelque chose de positif survient quand l’art sort des musées et descend dans la rue.

À la question de savoir si Marcel Duchamp aurait aimé de voir tant de Torontois admirer des objets communs transformés en œuvres d’art, Ami Barak répond que l’artiste n’aurait probablement pas été totalement surpris. Lui qui avait vu certaines de ses œuvres portées parfois en dérision par ses contemporains aurait peut-être alors pensé : « J’avais raison! »