C’est bien au chaud au Jet Fuel café sur la rue Parliament que notre journaliste Benoit Gheeraert a rencontré le guitariste Éric St-Laurent avant le concert qu’il donnera, en compagnie de Michel De Quevedo, le 22 février prochain à l’Alliance française de Toronto. Où il a été question de voyage, d’engueulades à 4 heures du matin, de Squarepusher mais un peu de jazz aussi.
Le concert que vous allez donner s’intitule « Jazzmen sans frontières ». Originaire de Montréal, vous avez vécu à New York et Berlin avant de vous installer à Toronto. Cette notion de voyage est-elle cruciale à vos yeux?
Ce n’était pas une volonté de quitter Montréal, parce que c’est une ville très agréable, mais j’ai toujours été attiré par New York, du fait de mon background de musique jazz. Aller à New York, c’est comme un pèlerinage essentiel pour les musiciens de jazz. Dans ma jeune vingtaine, mes copains et collègues ont commencé à y aller et, par un certain mouvement, j’y suis allé avec eux. J’ai un ami batteur, Dan Skakun, qui a eu une bourse pour aller étudier à l’Université de Queens : on était assis à un bar un soir et il m’a annoncé la nouvelle et je lui ai dit « J’m’en viens! ». Dan avait loué un appartement très modeste dans un sous-sol du Queens et il m’a dit qu’il y avait de la place pour moi. Littéralement un mois plus tard, on avait déménagé et j’y suis resté pendant deux ans et demi.
J’ai étudié en privé avec Adam Rogers et Wayne Krantz, qui étaient deux de mes guitaristes préférés, et j’ai été voir un million de concerts. Je sortais tous les soirs, je faisais des tonnes de jam sessions. C’était une période que j’ai adorée, c’est là que j’ai vraiment appris. Ce voyage-là a été la cause d’un autre : du fait que j’étais à New York, j’ai commencé à jouer avec des gens et j’ai aussi tourné en Europe. Je me suis ramassé en Allemagne où je suis tombé amoureux d’une Allemande. J’ai donc déménagé en Allemagne. Il n’y a jamais eu de plan, ça s’est fait complètement au hasard parce que c’est un peu dans mon tempérament de faire des choses impulsives sans trop penser. Peut-être que je devrais penser un peu plus maintenant!
L’adaptation à la vie berlinoise a-t-elle été facile?
À Berlin, tout allait très bien : j’avais l’expérience d’avoir été dans une autre ville, je savais comment rencontrer des gens plus rapidement. J’ai appris l’allemand, ça a été difficile mais, après un an ou deux de pratique, ça vient. N’importe qui peut l’apprendre, surtout quand c’est la langue maternelle du conjoint ou de la conjointe. Il n’y a pas mieux pour progresser que de s’engueuler comme du poisson pourri à quatre heures du matin! (rires) C’est une très bonne pratique pour n’importe quelle langue, du serbo-croate à l’allemand en passant par le japonais. Mais après dix ans à Berlin, je tournais un peu en rond, je ne faisais plus de nouvelles rencontres. Je suis venu à Toronto parce que j’avais des amis ici et j’ai été absolument surpris de la qualité de la scène musicale. J’ai vu des musiciens extraordinaires et je me suis dis « pourquoi pas? ».
Faites-vous référence uniquement à des musiciens de jazz ou à des artistes évoluant dans d’autres genres musicaux?
Je parle de toutes les sortes de musique. Mes premières sorties ont été au Rex (célèbre club de jazz à l’intersection des rues Queen et St-Patrick) où j’ai vu des musiciens d’un calibre extraordinaire, comme le saxophoniste Kelly Jefferson, mais aussi des groupes de salsa. On a une scène cubaine extraordinaire à Toronto. Je suis allé plusieurs fois au Lula Lounge et j’ai tout de suite adoré. Il n’y avait pas ça à Berlin, je ne crois pas avoir vu un seul Cubain à Berlin du temps où j’y vivais! Aller au Lula Lounge chaque semaine, ça m’a ouvert les oreilles. J’ai eu la chance d’aller à Cuba en septembre dernier : j’ai pris quelques cours, j’ai acheté des tonnes de livres, j’ai fais des exercices de piano; bref, j’ai pris ça très au sérieux.
Il y a une complexité remarquable dans la musique cubaine. Quand on écoute ça en surface, c’est enlevé, sympathique. Mais quand on plonge plus profond, on découvre des structures rythmiques très complexes. Il faut vraiment s’investir et comprendre ce qu’il se passe avec la fameuse clave (le rythme de la clave consiste en une mesure de tension rythmique par relation avec la pulsation contenant trois sons, aussi appelée tresillo en espagnol, et une mesure de détente rythmique contenant deux sons) sans quoi, on est complètement perdu. C’est ce qui arrive avec les musiciens blancs comme moi qui jouent dans les groupes cubains : on est toujours perdu au début.
À part Cuba, y a-t-il d’autres lieux qui vous ont influencé? L’Afrique (avec une importante histoire jazz en Ethiopie ou au Mali par exemple) a-t-elle joué un rôle?
En 2000, lors de l’exposition universelle à Hanovre, la compagnie qui a été engagée pour construire le pavillon éthiopien était la compagnie d’une connaissance, un entrepreneur de Floride habitant à Berlin comme moi à l’époque. Un autre ami devait s’occuper de l’habillage musical mais il était trop occupé. C’est donc moi qui ai hérité du contrat pour créer la musique du pavillon d’Ethiopie! Je ne connaissais absolument rien à la musique éthiopienne, zéro! (rires) Mais c’était un contrat et le musicien pigiste, comme tous les pigistes au monde, ne dit jamais non alors j’ai accepté. Je me suis retrouvé avec une pile de cassettes de musique éthiopienne sur mon bureau. J’ai découvert qu’il y a des éléments dans le jazz éthiopien qui sont très clairement définis, comme l’utilisation du mode lydien, qui est une sorte de gamme et que j’ai adopté immédiatement.
Une collaboration comme celle entre Getatchew Mekuria, saxophoniste éthiopien, et le groupe de rock hollandais The Ex vous parle-t-elle? Comment jugez-vous la fusion en musique?
Il n’y a pas une goutte d’esthétisme puriste dans ma démarche. Les puristes, c’est d’un ennui! Ce qui m’intéresse, ce sont les mélanges, les plus inattendus possibles. En ce moment, j’écoute beaucoup Vijay Iyer, un pianiste d’origine indienne qui habite aux États-Unis. Son trio joue une musique influencée par la musique traditionnelle indienne mais qui doit beaucoup au jazz et qui incorpore des éléments électroniques aussi. C’est un mélange extraordinaire, unique. C’est ce genre de choses-là qui m’intéressent.
Parlez-nous de « Dale », le nouvel album de votre trio à paraître le 1er mars.
Cette année, on a beaucoup tourné avec Michel DeQuevedo (percussion) et Jordan O’Connor (basse) : on a joué partout au Canada mais aussi en Allemagne et en Hollande. Le trio s’est solidifié, le son est devenu plus compact. On est devenu meilleur. Je voulais faire un album qui montre cette évolution, un album qui soit simple et honnête avec un son, un format. Le disque est comme un concert de 45 minutes, avec un minimum de postproduction.
Nous avons aussi d’autres projets pour l’année à venir, dont quelque chose avec un paysage électronique plus marqué, l’utilisation de beats, des nappes, etc. En fait, j’écoute presque exclusivement de la musique électronique depuis six mois. Un artiste comme Squarepusher me plaît énormément. Il s’échappe de la conception de la musique traditionnelle, il utilise des paramètres complètement différents. Ce type-là est très intelligent, il pense beaucoup à sa musique. J’aime une musique où l’imagination joue un grand rôle et ça me fait du bien de voir que les gens remplissent les salles de concert et achètent ses albums.
À quoi peut-on s’attendre pour le concert du 22 février à l’Alliance française de Toronto?
C’est différent du trio : le duo permet de montrer d’autres facettes du talent de Michel (DeQuevedo). Dans le trio, il joue de la percussion mais c’est un très bon chanteur, guitariste et bassiste et il écrit beaucoup de musique aussi. En duo, on explore plus ces différents aspects-là. Michel chantera des pièces originales mais également des classiques sud-américains. Le programme qu’on propose à l’Alliance est plus prédéfini, il y a moins d’improvisation que lorsque l’on joue en trio.
Photo : Éric St-Laurent