Le Métropolitain

La Russie dans le nouvel ordre mondial

Le jeudi 13 février dernier, dans le cadre de la conférence du Gouverneur général de la Société royale du Canada, Jacques Lévesque, professeur de sciences politiques de l’Université du Québec à Montréal, est venu présenter une synthèse de la recherche sinueuse de la Russie d’une nouvelle place dans le système international postsoviétique.

M. Lévesque distingue cinq grandes périodes dans cette recherche basée sur les hauts et les bas des relations de la Russie avec les États-Unis. La première de ces périodes, qui court de 1992 à 1993, se caractérise par un idéalisme débridé et un radicalisme dogmatique typique des situations révolutionnaires. « Les politiques d’Eltsine et de son premier entourage représentent le triomphe de l’occidentalisme le plus radical de toute l’histoire de la Russie, explique le professeur Lévesque. Le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Andreï Kozyrev, affirmait que le premier objectif de la Russie en matière de politique étrangère était de joindre les rangs du monde civilisé, c’est-à-dire essentiellement les États-Unis et l’Europe de l’Ouest. Pendant cette période, le comportement de la Russie avec les nouveaux états indépendants issus de l’éclatement de l’URSS est remarquablement tolérant. »

Cette première phase de la politique extérieure russe ne pouvait pas durer bien longtemps car elle reposait sur trop d’illusions, selon Jacques Lévesque. « Eltsine était convaincu que la thérapie de choc allait entraîner des remous pendant quelques mois et qu’elle serait suivie d’une relance rapide de l’économie russe. Le gouvernement russe attendait un nouveau Plan Marshall mais il n’en sera rien et les désastres économiques et sociaux entraînés par la thérapie de choc amèneront la montée de divers mouvements nationalistes. »

Une deuxième phase commence alors, de 1994 au 11 septembre 2001. « Outre le retour des anciennes républiques soviétiques comme première priorité de la politique extérieure russe, un facteur important de cette période est le développement des relations sino-russes, explique M. Lévesque. L’arrivée de Ievgueni Primakov aux Affaires étrangères marque un tournant dans les relations russes avec la Chine. C’est alors qu’apparaît le terme de partenariat stratégique. Le but était de développer un monde multipolaire pour contrebalancer l’hégémonie américaine, sans toutefois trop froisser les États-Unis. Il s’agit là d’un rééquilibrage en douceur de l’ordre international. »

En janvier 2000, avec l’accession de Vladimir Poutine à la présidence, le partenariat stratégique avec la Chine franchit un nouveau palier : l’Organisation de Coopération de Shangai (OCS), principal instrument du partenariat stratégique, est créée en 2001 avec comme but avoué de tenir les États-Unis en dehors de l’Asie centrale.

La troisième phase pointée par Jacques Lévesque court du 11 septembre 2001 jusqu’à 2004. Vladimir Poutine prend les attaques du 11 septembre comme un prétexte pour redéfinir les rapports de force entre les États-Unis et la Russie. Dans un souci d’amélioration des échanges américano-russes, il facilite l’obtention pour les Américains de bases militaires en Asie centrale (la guerre d’Afghanistan bat alors son plein) sans discussion préalable avec la Chine. Le partenariat stratégique ne sera toutefois pas sévèrement touché et l’OCS continue de fonctionner mais sa dimension géopolitique perd beaucoup de sa signification. La « lune de miel » entre la Russie et les États-Unis commence à s’éroder à partir de 2003, avec notamment les divergences sur la guerre en Irak et le soutient manifeste des États-Unis à la Révolution orange en Ukraine en 2004.

Lentement mais sûrement, on arrive à la quatrième période examinée par Jacques Lévesque, la pire période des relations américano-russes selon lui, qui va de pair avec un nouvel élan du partenariat stratégique sino-russe. « 2005 est une année décisive dans la consolidation du partenariat stratégique, explique-t-il. En août, de grandes manoeuvres militaires conjointes ont été tenues sous l’égide de l’OCS : 10 000 soldats russes et chinois y participent. Ces manoeuvres auront lieu tous les deux ans par la suite. »

Lors du sommet de l’OCS de juillet 2005, trois états acquièrent le statut de membre observateur, dont l’Inde. « Depuis Primakov, un objectif important de Moscou était d’amener l’Inde, la Russie et la Chine, la nouvelle troïka, à travailler ensemble pour limiter l’hégémonie américaine, déclare M. Lévesque.

La Russie réussit à programmer des rencontres trilatérales annuelles entre les différents ministres des Affaires étrangères pour coordonner les politiques extérieures et améliorer les rapports entre l’Inde et la Chine. » En ce qui concerne la dégradation des rapports américano-russes, août 2008 apparaît comme un sommet absolu. « La reconnaissance de l’indépendance du Kosovo et la promesse d’appartenance à l’Otan faite à la Géorgie sont les deux facteurs clés qui ont mené à la guerre de Géorgie. Le résultat de cette guerre a démontré que les États-Unis et l’OTAN avaient atteint les limites du surengagement en ce qui concerne l’ancien espace soviétique et a sonné la fin de l’élargissement de l’OTAN pour une très longue période », continue M. Lévesque. Dans la perspective de Poutine, la guerre de Géorgie a été un succès politique qui a facilité l’exploration d’un « modus vivendi » avec Washington après l’arrivée au pouvoir d’Obama.

Ce qui amène, comme l’explique le professeur Lévesque, à la cinquième période, allant de 2009 à nos jours. « Il y a quatre points majeurs dans l’amélioration des rapports américano-russes, déclare-t-il. Un nouveau traité sur la limitation des armements stratégiques, une négociation pour une défense anti-missile commune, de nouvelles sanctions contre l’Iran et le soutient substantiel de la Russie à l’effort de guerre américain en Afghanistan. » Mais cette amélioration reste relative, à l’image du camouflet de Poutine à Obama, lorsque le président russe décide d’envoyer son premier ministre Medvedev au sommet du G8 à Camp David en 2012 (la première fois dans l’histoire du G8 qu’un dirigeant décide de ne pas s’y rendre personnellement).

Pour clore son exposé, Jacques Lévesque livre ses conclusions. « Au regard de ces cinq périodes, on peut dire sans se tromper que la préférence première de la Russie aura été d’être aux côtés des États-Unis et des puissances occidentales, même si cela s’est fait avec des frustrations croissantes. La Russie est cependant devenue un partenaire beaucoup plus exigeant. Dans une telle perspective, le partenariat avec la Chine pourrait être vu comme une position de replis de la part de la Russie, bien que ce partenariat soit beaucoup plus durable que ce que la majorité des observateurs occidentaux prédisaient. »

Photo : Le professeur Jacques Lévesque

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