Le Métropolitain

Journal d’un rapatrié en provenance du Maroc

Le Maroc, Royaume du soleil couchant, pays de mon enfance entre les frontières duquel les plus beaux souvenirs de ma vie rebondissent encore en bande sur les parois de mon crâne comme sur le tapis vert d’un billard géant. C’est au sein de ces mêmes frontières que le rêve avait failli sauter en dehors du cadre et errer à jamais! Et pour cause, j’étais en vacances sur ces merveilleuses terres avec ma petite famille que l’histoire me pousse à nommer : Ibtissam, ma femme, et Ayden Ali, notre bébé de 5 mois. Cela faisait deux mois que le petit Ayden passait de main en main, de grand-maman en grand-mère. Deux mois que je surfais les vagues de mon enfance et, avec Ibtissam, quelques-unes de l’Atlantique sous un soleil envié par les deux tiers de la planète en ce mi-mars.

Soudain, sans crier gare, le ciel s’était assombri au-dessus de nos trois têtes! Une maladie couronnée s’était abattue sur le monde, un virus roi des rois venu, à ce qu’il paraît, de là où le soleil se lève, du pays contraire! Je ne sais pour quelle raison, j’avais décidé sur le champ de nommer ce fléau « Coronaminus ». La suite n’allait être qu’une fuite en avant!

Après le beau temps, la tempête! Les événements s’étaient précipités à la vitesse d’une pandémie, comme si on n’avait plus le contrôle de nos destinées, d’ailleurs, l’avait-on eu un jour? Le facteur temps s’était accéléré depuis qu’un communiqué du ministère des Affaires étrangères marocain était tombé le 15 mars. On pouvait lire sur la titraille de ce dernier : « Le Maroc ferme son espace aérien jusqu’à nouvel ordre ».

Avec moins de 30 cas contaminés « officiellement » seulement, le Royaume était précurseur en la matière, une mesure qui, en passant, allait s’avérer bénéfique pour le pays, mais qui sur le moment se traduisait dans nos boîtes crâniennes par : « Vous êtes bloqués ici, vous êtes prisonniers avec vos souvenirs! ».

Notre vol du retour prévu avec Air Canada cinq jours après cette annonce était donc annulé. Que faire? Appeler la compagnie concernée, cela n’était plus de son ressort, sans parler de la saturation sans précédent de leurs lignes téléphoniques. Reste l’ambassade canadienne au Maroc. Celle-ci avait d’ores et déjà commencé à installer une procédure afin de recenser ses ressortissants à l’étranger, et ce dans la perspective d’une éventuelle opération de rapatriement d’envergure.  

Chose promise, chose due! Non sans une certaine confusion, et à condition de s’isoler pendant 14 jours dès l’arrivée sur le territoire canadien, le premier vol de rapatriement à partir de Casablanca et à destination de Montréal fut annoncé quelques heures seulement avant le décollage prévu le 21 mars à 18 h 50. Ce vol était certes salvateur, mais il n’était point gratuit. 1273$ hors taxe, c’était le prix de la liberté – valait mieux avoir de l’argent sur son compte, même si, pour ceux qui le désiraient, un crédit pouvait être octroyé à cet effet une fois le pied posé sur l’autre rive de l’Atlantique. Toutefois, on n’en était pas là, on était loin de là!

Basés sur le principe du premier arrivé, premier servi et non sur celui de la priorité, les billets étaient partis comme des petits pains ; en 45 minutes montre en main, la plateforme web d’Air Canada affichait le vol complet. Quant à moi, comme de coutume, j’avais raté le train, ou plutôt l’avion, victime de ma passion pour les grasses matinées.

Alors, pour le vol de la deuxième chance, j’avais opté pour ne pas fermer l’œil de la nuit. Armé de nos papiers et ma carte de crédit, j’avais guetté ce fameux code confidentiel envoyé par l’ambassade pour s’enregistrer en ligne, ce graal des temps modernes. Stratégie payante, un second vol prévu le 23 mars fut signalé la veille. En quelques clics, nos places étaient prises.

Un « ouf » de soulagement avait jailli involontairement de mes poumons, un « ouf » légitime, surtout que le prochain vol était le dernier, mais cela on ne le savait pas encore. Trois vols donc en tout et pour tout. Le compte était alors trivial : 3 vols d’une capacité d’environ 440 sièges, soit quelque 1300 rapatriés pour 4000 résidents permanents et citoyens canadiens bloqués au Maroc selon les médias locaux.

Que sont devenus les deux tiers restants? Mystère! Cependant, connaissant la légendaire hospitalité du peuple marocain, ils pouvaient compter sur ces derniers pour ne manquer de rien, mais jusqu’à quand, seul Dieu et le « Coronaminus » le savent.

Nous voilà donc dans une voiture en direction de l’aéroport conduite par un beau-frère qui possédait, décret d’état d’urgence oblige, une autorisation de déplacement cachetée par les autorités marocaines. Les rues étaient désertes, seuls quelques barrages installés par la police et la gendarmerie signalaient la vie. Une atmosphère de temps de guerre était palpable, une guerre contre un ennemi invisible!

Dans la taule roulante, les mines étaient graves sauf sur celle du bébé dont l’innocence rendait totalement hermétique à la bêtise de l’Homme. Il y régnait un silence de mosquée qu’une colonne de blindés de l’armée venant du sens contraire vint perturber, ce qui n’était pas pour nous rassurer.

Je me retourne vers ma femme, ses yeux brillaient de la même inquiétude que les miens. Puis, une pensée saugrenue me traversa l’esprit : « Peut-on combattre ce maudit virus avec des armes? À quoi bon peuvent servir toutes les armes nucléaire de ce monde qui couraient à sa perte dans pareille situation? » Je reçus une deuxième salve de réflexion comme une révélation en plein visage : c’est la nature mère nourricière qui viendra à bout de l’Homme si cette espèce continue à ignorer ses nombreux avertissements et si elle ne revoit pas son insatiable modèle de société de consommation ».

J’échappais ainsi à l’anxiété un bout de temps jusqu’à atteindre l’aéroport Mohammed V de Casablanca. Malgré nos quatre heures d’avance sur l’heure du décollage, une interminable file attendait déjà pour s’enregistrer. Là encore, un mélange d’angoisse et de fatigue pouvait aisément se lire sur les visages. Certains passagers avaient passé plusieurs nuits ici, à même le sol, d’autres s’étaient portés volontaires pour aider le personnel au sol à organiser l’embarquement. On rejoignit la queue.

Un homme à la carrure de James Bond et que je soupçonnais d’appartenir aux services secrets canadiens envoyé pour superviser l’opération de rapatriement (à moins que mon imagination d’écrivain de polars ne me jouât des tours) s’approcha et nous pria de lui emboîter le pas. On passa par l’issue prévue pour les personnes prioritaires; merci Ayden, merci mon bébé!

S’en suivit alors une éprouvante attente à la porte d’embarquement. Notons au passage, que le dépistage médical qui devait être effectué sur tous les individus aux départs vers le Canada comme stipulé par l’ambassade n’avait pas eu lieu!

Les visages de ceux qui ne portaient pas de masque s’illuminèrent, les traits se détendirent et les sourires s’osèrent subitement. Je jetai un œil sur la piste. Tel un ange ailé descendant du ciel, un Boeing 777 d’Air Canada était en train d’atterrir. Beaucoup immortalisèrent ce moment sur leur cellulaire.

Ensuite, RAS (plus rien à signaler)! Le vol se déroula comme n’importe quel autre vol, à la différence près que le personnel de bord était masqué et les contacts évités au maximum.

Huit heures après, à 21 h 30 tapante, les roues de l’appareil touchèrent le tarmac de l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau. Le calvaire des Montréalais était fini, celui de ma famille ne l’était pas encore. Il fallait se rendre à Toronto et aucun vol n’était disponible avant 6 h du matin (un vol payant également). Il ne nous restait qu’à trouver un banc sur lequel passer la nuit avec un enfant en bas âge.

Or, curieusement, on n’eut guère du mal à s’endormir, sans doute grâce à ces dernières paroles prononcées par le pilote de cet inoubliable vol AC 2003 : « C’était mon dernier vol, je pars à la retraite après 40 ans de services en tant que pilote. Ce fut un honneur pour moi de vous avoir ramenés à la maison ». Que c’est bon de rentrer à la maison!

AUTEUR: Soufiane Chakkouche

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