Il est des cinéastes dont le travail interpelle la morale dans sa chair et remet le couteau dans les plaies de l’Histoire! La réalisatrice d’origine canado-haïtienne, Michèle Stephenson est de ceux-là.
En effet, son dernier documentaire intitulé Apatrides, produit par Hispaniola Productions et l’Office national du film, et qui vient de remporter le Prix spécial du jury au Festival canadien du documentaire international Hot Docs 2020, s’inscrit largement dans cette lignée.
Pitch n’est point film, il s’agit de braquer avec art les projecteurs sur les oppressions et la haine raciale à l’échelle d’une nation qui divisent Haïti et la République dominicaine.
Une histoire dont les racines plongent en 1937, année où des dizaines de milliers d’Haïtiens et de Dominicains d’origine haïtienne ont été exterminés par l’armée dominicaine, et ce, en raison de la couleur de leur peau, dans ce que le dictateur Rafael Trujillo avait appelé « le problème haïtien » et qui tenait dans l’obsession absurde de blanchir la « race ».
Quant aux rameaux de cette histoire, ils s’étendent jusqu’à nos jours dans la mesure où ce racisme, sanctionné par l’État certes, s’insinue jusque dans les institutions étatiques, les salons et les manifestations de la vie dominicaine, drainant dans son sillage quelque 200 000 apatrides.
Le Métropolitain a eu l’occasion de visionner ce film en avant-première et en version originale avant sa diffusion en Ontario à partir du mois de juin via internet, Covid-19 oblige. Une version française est actuellement en préparation et la bande-annonce est d’ores et déjà disponible en français sur https://vimeo.com/420446025.
Comme de coutume, nous sommes partis à la rencontre virtuelle de sa créatrice!
S.C. : Tout d’abord, qu’est-ce que cela vous fait de recevoir ce prix en ces conditions si particulières liées à la pandémie et où le secteur de la culture, comme plusieurs autres, est chamboulé de fond en comble ?
M.S. : Je ne vous cache pas qu’il y a comme un arrière-goût de déception par rapport au fait de ne pas pouvoir faire de projection public directe. Mais, cela n’empêche pas que je sois très émue dès lors que ce travail a été reconnu par un festival comme Hot Docs et partagé. Cela nous donne de l’énergie pour avancer.
S.C. : Ce que vient à l’esprit des plus de 20 ans lorsqu’on parle de Haïti est l’épouvantable séisme de 2010! Pourquoi avez-vous choisi un sujet presque inconnu par le grand public, mais aussi dramatique ?
M.S. : À vrai dire, j’avais déjà fait un travail sur l’horrible séisme qui a frappé le pays en 2010. Je suis né dans l’île, je fais partie de cette diaspora canado-haïtienne. Je suis donc très concernée par ce qui s’y passe.
J’ai grandi au Canada et tout en grandissant, j’ai toujours entendu parler de cette question épineuse de la haine raciale entre Dominicains et Haïtiens.
D’autant plus, c’est une obsession chez moi : l’injustice, la discrimination et le racisme ont toujours été au centre de mon travail cinématographique. J’ai passé beaucoup de temps à faire cela en Amérique du Nord et cette fois j’ai voulu changer de lentille et braquer la lumière sur ce « problème haïtien ».
Je me suis donc doublement reconnue dans cette lutte. Peut-être aussi, qu’inconsciemment, j’ai voulu, à travers ce film, me reconnecter à la terre de mes ancêtres et y passer plus de temps, car j’ai passé quatre années à faire des allers-retours sur l’île pour ce projet.
S.C. : Justement, pensez-vous que ce film va apporter une pierre à l’édifice de la paix, dans le sens où il pourrait participer à changer les mentalités haineuses qui subsistent, surtout celles de certaines institutions et certains acteurs de la société civile dominicaine (à l’image des mouvements nationalistes comme on a bien pu le voir dans le documentaire) vis-à-vis des Haïtiens ou des descendants d’Haïtiens ?
M.S. : C’est une question difficile! Je pense que ces voix qui rejettent l’autre sont minoritaires tout en étant très influentes dans la sphère économique et financière, ce qui fait d’elles des voix bruyantes avec une influence culturelle considérable.
En fait, je vois cette île et ce phénomène comme un continuum de la suprématie blanche. La République dominicaine est un pays dont la population est à 80 % noire, mais qui continue à vouloir s’assimiler à un monde de blancs en niant cet indéniable héritage africain.
L’objectif derrière cela est de perpétuer les inégalités et l’oppression qui existent et qui sont basées, entre autres, sur un système esclavagiste de main-d’œuvre noire et de peau foncée. À la différence de Haïti qui assume sa négritude et se tourne volontiers vers le continent africain, j’en veux pour preuve le fait que cette nation fait partie des pays observateurs de l’Union africaine.
S.C. : Peut-on dire que vous êtes une cinéaste militante ?
M.S. : (Rire) Je ne sais pas trop si on peut dire que je suis une cinéaste militante, mais pour moi l’artistique influence la politique et vice-versa. Je crée mes histoires avec ces influences. Mais, la création artistique et culturelle reste très importante pour moi avant tout.
S.C. : Avez-vous rencontré des difficultés lors du tournage in situ ?
M.S. : Honnêtement, non! On n’a pas eu de problème pour tourner sur place. Par contre, ce n’était pas facile pour les protagonistes du film qui étaient en première ligne, comme c’était le cas de Rosa Iris qui a reçu des menaces de mort à cause de son engagement. D’ailleurs on le voit dans le film.
S.C. : Loin de nous l’idée de se prétendre spécialistes, mais on a vu que vous avez choisi de tourner ce documentaire avec un effet obscur, voire triste! Est-ce que cela avait pour but de mettre, d’une manière paradoxale, de la lumière sur ce côté tragique de la situation ?
M.S. : En effet, il y a un effet obscur comme vous dites. On a voulu apporter à l’histoire un côté tragique et surtout lyrique. Mais en ce qui concerne les moments dits de vérité, des moments qui appartiennent au cinéma direct, ils sont très colorés pour nous transporter dans la réalité des lieux, celle des Caraïbes. C’est une juxtaposition en couleur entre le lyrique ou le potentiel du tragique et la réalité.
S.C. : Quels sont vos projets ?
M.S. : Je suis actuellement en train de travailler sur un projet immersif de réalité virtuelle qui traite encore une fois de racisme et de ses 400 ans d’histoire aux États-Unis. L’idée est d’aborder le sujet en jouant sur les effets temporels, surtout sur le futur. Je travaille aussi sur un long métrage qui présente la biographie d’une poétesse noire américaine des années terribles du pays.
S.C. : On avait donc raison! Vous êtes bien une cinéaste militante.
M.S. : (Rire) Je devrais peut-être assumer plus ce côté militant!
SOURCE: Soufiane Chakkouche