Le Métropolitain

Détroit, toutes les plaies de l’Amérique

À priori, tout oppose Detroit (État du Michigan) et La Havane (Cuba). La première ville symbolise le capitalisme et toutes ses outrances et la seconde, le communisme tropical. Pourtant, ces deux villes cabossées ont quelques points communs assez curieux. 

D’abord, ce qui frappe, c’est l’absence de publicité dans les rues. Pas d’affiches ni d’énormes écrans publicitaires. Dans le cas de La Havane, c’est évident. L’idéologie de la dictature en place les refuse et les remplace par des slogans révolutionnaires aussi anachroniques que surannés. Mais dans le cas de Detroit, c’est plus curieux. La ville des trois géants d’Amérique – Chrysler, General Motors et Ford – ne semble accorder de place à la réclame que sur son métro aérien, qui répond au nom poétique de « People Mover ». Cette absence publicitaire, qui repose les yeux, est à mettre sur le compte du désastre économique qui frappe la ville depuis plus de 30 ans. Un désastre qui s’est accentué après la crise des subprimes de 2008, qui a fermé de nombreux commerces, ce qui accentue encore la ressemblance avec La Havane.

Autre point commun : les ruines. La différence, c’est qu’elles sont habitées à La Havane et qu’elles font même partie du charme de la vieille ville. À Detroit, que ce soit le Cass-Corridor, ses gigantesques immeubles vides qui font la joie des explorateurs urbains, les quartiers désertés de la proche périphérie, la ville abandonne du terrain à la nature. Même en plein centre-ville, nombreuses sont ces grandes structures vides, fermées, délabrées, hors desquelles sortent parfois de pauvres hères en quête d’une pièce ou deux. 

Dans les deux cas, les vestiges d’une gloire passée provoquent le même malaise et le même sentiment de gâchis. La grande différence entre La Havane et Detroit, c’est que Detroit est vide. Detroit s’est vidée de ses ouvriers, partis en même temps que les usines ont fermé. Les rues, la nuit, sont glacées d’absence de vie. Pourtant, l’argent existe. Une soirée à l’opéra suffit à s’en convaincre. Les manteaux de fourrure, les smokings sur mesure suffiraient à rembourser la dette de la ville. Mais les propriétaires de ces oripeaux payent leurs maigres impôts en banlieue, loin de la ville qui s’écroule faute d’argent.

C’est cela, Detroit. Un condensé des maux de l’Amérique. Les chauffeurs de taxi édentés, qui tentent de vous arnaquer mollement mais qui se contentent de 5 $, côtoient les vieilles fortunes de l’automobile, accrochées à leurs privilèges. Detroit est officiellement peuplée à 84 % de Noirs. À l’opéra, la proportion est plus qu’inversée. Cette discrimination économique rappelle qu’elle a longtemps été politique, sociale et culturelle. 

Mais il faut malgré tout aller à Detroit, si on en a l’occasion. D’abord, si on aime le sport, parce que c’est une ville mythique. Pistons, Tigers, Lions, Red Wings ont marqué respectivement le basketball, le baseball, le football américain et le hockey. Ensuite, pour la culture. La culture politique, d’abord. Detroit, c’est à la fois la démesure capitaliste et sa chute. Mais aussi la naissance du syndicalisme à l’américaine. L’histoire de Detroit est jalonnée de grèves et de concessions arrachées au patronat après des luttes sans relâche, sur fond de Pete Seeger. Et puis, Detroit est un haut lieu de la lutte pour les droits civiques des noirs américains. Martin Luther King y a laissé son empreinte. Malcolm X aussi.

L’architecture, évidemment, est incroyable. Certains des plus beaux gratte-ciel d’Amérique sont ici. Mais surtout, Detroit abrite discrètement en son sein l’un des plus beaux musées d’Amérique. La beauté absolue pour 8 $. Le Detroit Institute of Arts regorge de trésors et, ici aussi, il est possible de filer la comparaison avec La Havane et son Musée des beaux-arts. La fresque de Diego Rivera, critique subtile et implacable de l’industrialisation, du travail à la chaîne et du capitalisme, et hommage aux hommes, aux ouvriers et à la terre, de qui on arrache violemment les richesses. La peinture flamande, avec ce sublime portrait du Christ, de Rembrandt. Le peintre a pris pour modèle un homme juif comme le Christ (du jamais vu à l’époque) et l’a peint dans une expression saisissante de compassion. 

La collection d’impressionnistes est… impressionnante. Cézanne, Pizarro, mais aussi Gauguin, Renoir, et Van Gogh (dont un des autoportraits)! Pour les contemporains, beaucoup de Picasso, de Matisse, l’autoportrait de Warhol, quelques Rothko. Des trésors inestimables. Et une nouvelle fois, le paradoxe. Trois blocs plus loin, le paysage rappelle Beyrouth en guerre. 

On comprend la tentation de la ville de vendre ces œuvres sans prix. Ce serait une erreur majeure. Ces œuvres appartiennent aux gens de Detroit et sont un gage sur l’avenir. Les gens de Detroit ont une appétence pour l’art. Une fois qu’on a bien été choqué par le contraste entre la richesse extrême et la pauvreté extrême, par le racisme économique, par les ruines et les misères, il faut entrer dans un de ces cafés-

galeries, près de l’université, et sentir l’énergie. Detroit est en ruine. Detroit ne compte plus sur son élite politique et économique pour se reconstruire. Reste les gens, et l’art. C’est le Heidelberg Project, dans l’est de la ville (y aller quand il fait beau, de jour, et en voiture ou taxi), dans un quartier en friche potentielle. Les maisons s’écroulent, autant en faire de l’art. Ce sont aussi ces milliers de jeunes artistes, attirés par le prix incroyablement bas de l’immobilier et une vie culturelle riche. Opéra, musées, orchestre symphonique, mais aussi rap (Eminem), soul (Motown, Aretha Franklin, Marvin Guaye), folk (Sixto Rodriguez vit toujours à Detroit), pop (Madonna y est née), rock et techno. Tout comme La Havane, son étrange sœur des Caraïbes, Detroit vibre dans les décombres…

Photo : Détail de la fresque de Diego Rivera : un patron surveille les ouvriers

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