Il y a seulement une vingtaine d’années, ces grandes bâtisses de briques rouges, salies par la fumée et rendues insalubres par l’abandon, donnaient au quartier qui s’étend à l’est du centre-ville une bien vilaine image.

Vestiges d’une ère industrielle qui prit son essor à Toronto au cours du XIXe siècle, ces bâtiments situés à l’est de la rue Parliament remplissaient une fonction purement utilitaire et ne s’embarrassaient pas d’esthétisme. Aujourd’hui, ils sont toujours bien là mais à une différence près : ils sont devenus très prisés, voire même chics. Artistes, agences de cinéma ou de publicité se bousculent pour s’y installer.

En manque d’argent mais ayant besoin de beaucoup d’espace, des jeunes groupes d’artistes se tournèrent vite vers ces espaces industriels inusités au cours des années 1990. Certains sont même venus carrément squatter les locaux d’anciennes manufactures de plusieurs villes dans le monde. Des « friches », les espaces industriels abandonnés sont ainsi nommés, ont donc été ainsi reprises par des artistes à Lyon, Berlin ou Marseille.

« Les pouvoirs publics, comprenant soudainement que ce phénomène prenait de l’ampleur, se mirent alors à favoriser leur épanouissement pour en faire un véritable marketing territorial », affirme Salomé Viguier, directrice du Labo, un espace réservé aux arts médiatiques dans le quartier de La Distillerie. Ce quartier constitue justement un bel exemple de locaux industriels entièrement rénovés et consacrés aujourd’hui à la culture.

Salomé Viguier s’adressait à la quarantaine de personnes qui participaient à la récente visite guidée organisée par la Société d’histoire de Toronto, sortie faisant partie d’une série de plusieurs « historitours » Ce fut cependant l’histoire d’anciens bâtiments industriels situés immédiatement à l’est du quartier de La Distillerie que les guides Rolande Smith et Louise Pellerin décidèrent de raconter en ce dimanche après-midi orageux.

Vers le milieu du XIXe siècle, alors que la ville de Toronto s’agrandissait et que les besoins en énergie devenaient plus importants, la compagnie Consumers’ Gas installa une usine à gaz. Pendant 86 ans, l’usine distillera et purifiera le charbon pour le transformer en gaz afin d’éclairer la ville. Plusieurs bâtiments de cette usine existent encore aujourd’hui. L’un d’entre eux est bien connu des francophones de Toronto puisqu’il abrite le Théâtre français au 26, rue Berkeley. Robert Godin, acteur de la troupe et présent lors de la visite, partagea avec le groupe les avantages mais aussi les inconvénients d’être locataire dans un bâtiment historique. Si jouer dans un endroit porteur d’histoire est bien agréable, attendre longtemps son tour pour les toilettes ou bien faire disjoncter le courant avec une bouilloire l’est moins. Pire, on risque même d’entendre sur scène tout ce qui est dit dans les loges au beau milieu d’une tirade de Molière!

Un autre ancien bâtiment de la Consumers’ Gas sur la rue Front est aujourd’hui utilisé par la Compagnie d’opéra canadienne. Il servit un temps de local par l’épicier Dalton qui, entre autres, y mettait en boîte des cerises en maraschino, odeur qui imprégna les murs pendant longtemps. Un peu plus au nord, une rangée de petites maisons coquettes servaient de logement aux ouvriers de chez Dalton. Plusieurs familles ouvrières venues du Québec résideront dans le quartier et assisteront à l’office dans la paroisse du Sacré-Cœur non loin de là.

Dans un périmètre compris entre les rues Parliament, Front et Sherbourne, d’autres édifices autrefois voués à l’industrie sont aussi devenus des havres de culture. Le Berkeley Castle, jadis une filature, puis tombé en désuétude, fut entièrement rénové dans les années 1980. Il abrite de nos jours des agences de publicité et des organismes à but non lucratif. La cour intérieure avec ses murs couverts de lierres vaut le coup d’œil. Une ancienne caserne de pompiers de la rue Berkeley a été transformée en théâtre pour la troupe Alumnae Theatre Company. Ce bâtiment fut épargné de justesse de la démolition en 1972. Au 95, rue Berkeley, une ancienne manufacture appartenant à la famille Labonté est aujourd’hui utilisée par des petites entreprises liées à la musique.

La crasse sur les briques est partie, de même que le bruit et les odeurs. L’industrie a cédé le pas à la culture ou aux boutiques chics. Les vieux bâtiments de la révolution industrielle entament désormais une nouvelle vie.

Photo : Bel exemple de rénovation du bâtiment industriel