L’œil que pose Bruno Lessard sur la vallée de la rivière Don est celui du documentaliste. Durant trois ans, le photographe a parcouru le site à l’est de la ville, dans un corridor de cinq kilomètres, hors des sentiers battus pour capturer l’éphémère et le marginal. Une sélection de son travail est exposée pendant quelques jours encore*, au centre Evergreen Brick Works de Toronto, sur le lieu même de son étude.
« La vallée du Don est un univers remarquable que peu de gens connaissent réellement, révèle celui qui est aussi professeur à la School of Image Arts de l’université Ryerson. Ceux qui franchissent l’autoroute pour s’y aventurer restent en général sur les sentiers officiels. Lorsque je me suis installé ici, je me suis demandé quel objet d’étude donnerait du sens à mes recherches. J’ai parcouru cette vallée dans ses moindres recoins et j’ai découvert, au-delà de la nature et des structures industrielles qui la façonnent, des fragments de vie que j’ai patiemment recueillis ».
Un chemin de fer désaffecté, une cabane improvisée, un pilier de pont couvert de graffitis, une paire de chaussures abandonnée, des vêtements qui sèchent au soleil… Qu’elle soit ancienne ou récente, l’empreinte de l’homme est omniprésente. Bruno Lessard montre ce que personne ne voit (et ne verra plus ou verra différemment) dans un espace, où s’affrontent et se fondent la nature et l’homme, façonnant une histoire, esquissant un futur.
« Les chaussures ne sont plus là, et de la cabane, il ne subsiste que quelques planches. Mais peut-être y a-t-il déjà un nouvel artéfact, laissé par un inconnu… », suppose celui qui s’est attaché à immortaliser l’instant dans un espace en perpétuel changement, mû par les saisons et la présence humaine. « J’ai saisi des paysages à différents moments de l’année et de la journée, mais aussi des objets qui témoignent de la présence d’une population en transit, sans-abri ».
L’inventaire intitulé Borderlands regroupe 75 clichés, dont une quinzaine sont exposés sur place, dans une ancienne briqueterie qui a contribué à bâtir la ville à la fin du XIXe siècle, reconvertie depuis 2010 en centre communautaire écologique. « Le choix d’Evergreen Brick Works était une évidence. Ce lieu fait la synthèse du patrimoine industriel et naturel qui caractérise la vallée. Si mes photographies incitent les habitants de Toronto à (re)découvrir ce site comme les nombreux espaces naturels que compte la ville, c’est une bonne chose », explique Bruno Lessard qui s’est installé dans les environs.
Avec cet inventaire de fragments de vie qui témoignent du passé et ouvrent une porte à l’imaginaire, Bruno Lessard replace la valeur documentaire de la photographie dans son bon droit. « La photo est figée, elle ne sert ni un personnage, ni n’est prisonnière d’aucune histoire. À rebours du cinéma, elle rend compte sans artifice de la réalité d’un moment et nous donne le temps de la contemplation et de l’analyse ».

* Derniers jours d’exposition : les 25, 26, 29, 30 mai et 1er juin.

Photos : Deux des photographies de Bruno Lessard à découvrir au Evergreen Brick Works.